[Chanson Culte #15] – Bitter Sweet Symphony de The Verve, 20 ans avant la fin d’un monde

Richard Ashcroft20 ans et quelques jours. C’est à la fois peu et beaucoup, la durée qu’on retient généralement pour caractériser une génération. Lorsque mi-juin 1997, Bitter Sweet Symphony, le premier extrait du troisième album de The Verve, Urban Hymns, commence à envahir les ondes, peu se doutent que ce titre  aura une telle résonance pour le groupe, pour l’époque (on peut considérer que ce titre est le dernier sursaut du bouillant épisode britpop qui a restauré puis ruiné la grandeur de la pop britannique) et plus globalement pour la société dans laquelle les auditeurs évoluent alors. Les premières écoutes ne trompent pas cependant : le succès est instantané et tout le monde est frappé par l’évidence de ce tube immédiat. L’introduction à base de cordes qui démarre le morceau y est pour beaucoup, signature musicale irrésistible et coup de génie (controversé, on le verra par la suite) qui assure au morceau une attention pleine et entière, un statut de « classique auditif » auquel peu de morceaux ont droit avec cette évidence et cette immédiateté. Bitter Sweet Symphony est un morceau qui a tout pour lui, une capacité à attirer l’oreille, à s’imposer à mi-chemin entre le rock classique, la musique sacrée, la pureté pop et en même temps incarne le dernier sursaut d’une brit pop qui agonise. Le clip met en scène, comme souvent chez The Verve, un Richard Ashcroft que peu de gens connaissent alors et que peu connaîtront par la suite, dernier avatar crâneur d’un rock british qui repose sur des guitares bravaches et des chanteurs prolétaires envahissants. Avec ce titre au texte effondré, ce n’est pas seulement une certaine idée de la pop qui jette ses derniers feux, c’est aussi tout un monde qui, à travers les paroles, vient déposer avec résignation (et un brin de panache) son individualité farouche au pied d’une communauté oppressante et bientôt totalisante (pour ne pas dire pire). Étrangement, et avec les 20 années de recul, le clip d’un Ashcroft se frayant un chemin dans les rues de Londres à coups d’épaule et d’enjambements agressifs en dit presque aussi long que le morceau. La prière qu’il adresse au monde en se mettant à genoux est évidemment restée lettre morte. Lorsqu’à la fin du clip, le chanteur rejoint une foule bien ordonnée, son ultime balade de tête brûlée est achevée. Ashcroft rejoint le troupeau, se laisse engloutir par une existence laborieuse et routinière, à l’image d’un monde, d’un rock, d’un Londres et d’un ordre qui acceptent dans la douleur de se dissoudre dans un univers mondialisé, capitaliste, où l’individu ne peut se raccrocher qu’à quelques désirs frustrés de liberté et de rébellion. Il fallait bien cinq minutes et quelques pour enterrer le rock anglais, pour enterrer les rock stars et le rock à guitares. Il fallait bien cinq minutes et quelques pour dire une dernière fois qu’on ne mourait pas sans combattre. The Verve a donné faussement l’impression l’espace d’un instant que la lutte n’était pas perdue d’avance, qu’il y avait encore un espoir de sortir du « mold », de changer de vie, alors que ce n’était, de toute évidence, et dès le début, qu’une chanson morbide, célébrant la fin d’un monde. La dernière chanson d’un enterrement de première classe. La plus belle de toutes et la plus triste aussi.

20 ans après, The Verve n’existe plus. Richard Ashcroft n’est jamais vraiment sorti de dépression et mène une carrière solo en demie-teinte dans l’indifférence générale. Pour la première fois de l’histoire aux Etats-Unis, on a appris le mois dernier que les ventes de disques RnB et hip-hop avaient dépassé les ventes de disques rock. L’histoire a changé de camp. U2 rejoue The Joshua Tree avec Noel Gallagher en première partie. Ce même Noel déclarait à l’époque que « The Verve était l’un des groupes les plus importants de l’histoire. » En octobre, les Rolling Stones, toujours verts, offriront à la ville de Nanterre un mégaconcert dans son nouveau stade. Le rock à guitares, re-né et re-mort puis rere-né et rere-mort un certain nombre de fois en vingt ans, semble être devenu définitivement une affaire de vieux messieurs, justement adolescents en 1997. Le rock est une affaire de dinosaures. Quelques historiens prétendent qu’il a disparu à la fin des années 90 précisément et que Bitter Sweet Symphony était son chant du cygne. Le seul truc qui ne change pas, c’est la capacité des hommes à tisser des mythes et des légendes avec du vent.

A plagiat, plagiat et demi

Difficile lorsqu’on évoque ce morceau de ne pas revenir brièvement sur l’imbroglio juridico-créatif et financier qui en découla. D’après ce qu’on retient, The Verve, fraîchement reformé (après une séparation intervenue en 1995-96) et à la recherche d’un tube, aurait plagié, pour ce premier single, le premier gros succès commercial du duo Jagger/Richards en 1964, The Last Time. Le titre a été enregistré à Los Angeles, en présence du célèbre Phil Spector et produit par Andrew Oldham, manageur et producteur des premiers Rolling Stones. Le morceau est une bluette énergique, sublimée par un riff de Brian Jones. Le morceau des Stones est lui-même adapté (pour le refrain notamment) de This May Be The Last Time, une chanson des Staples Singers, un groupe de gospel qui l’a créée en 1958.

Etrangement, ce n’est pas la version des Stones qui se retrouve chez The Verve mais une version enregistrée un peu plus tard par le Andrew Oldham Orchestra, un projet parallèle du producteur des Stones, qui en 1966, publie un album intitulé The Rolling Stones Songbook. Il y réinterprète dans une version synthétique et à cordes (le Andrew Oldham Orchestra, comme son nom ne l’indique pas, n’est pas un orchestre mais un collectif de musiciens) la fameuse chanson où on retrouve note pour note le fameux motif mélodique de The Verve. C’est de là à coup sûr que vient la fuite. Mais qui l’a organisée ? Les premières sessions préalables à l’enregistrement d’Urban Hymns se sont tenues sous la houlette du célèbre producteur John Leckie. Mais c’est le producteur Martin « Youth » Glover qui semble avoir mis la main sur le fameux motif d’Andrew Oldham et l’avoir proposé à Richard Ashcroft alors que celui-ci semblait prêt à mettre la première ébauche de Bitter Sweet Symphony à la poubelle. Glover aurait eu l’idée de cette intro à cordes et aurait convaincu le chanteur de s’y réintéresser. Les dieux de la pop ont fait le reste. Le groupe aurait alors négocié avec la société en charge du catalogue des Stones et propriétaire des droits attachés à la version d’Andrew Oldham un ticket d’utilisation. Ce n’est que plus tard que la dite société, alléchée par le succès du titre, a voulu faire monter les enchères et a mis sur la table la question du plagiat. Le but de cette accusation (alors que les droits avaient été régulièrement négociés) est alors simple : récupérer plus de pognon, ce qui sera fait en définitive. Après un nouvel arrangement, la société américaine ABKCO d’Allen Klein qui exploite le catalogue des Stones (et de bien d’autres comme les Kinks ou Sam Cooke) raffle l’intégralité des droits d’auteur (initialement établi à 50/50 avec The Verve) et concède à Ashcroft 50% des crédits d’écriture. Paradoxalement, l’argent généré par le morceau échappa donc en grande partie aux membres du groupe, qui n’eut pas non plus son mot à dire quand le morceau fut utilisé (avec l’accord d’ABKCO) pour des publicités lucratives (Opel et Nike notamment).

Étrange destinée tout de même d’un motif que les Staples Singers avaient eux aussi emprunté à un vieux blues traditionnel.

https://www.youtube.com/watch?v=MKC5cdGBY04

Richard Ashcroft dans la Matrix

Mais le plus intéressant, dans cette affaire, reste bien sûr le morceau lui-même et ce qu’il exprime. Si l’emprunt aux Stones a fait l’essentiel du boulot, Bitter Sweet Symphony est un morceau qui renvoie directement à la fin d’une époque. La même année, Daft Punk sort Homework et donne un coup de vieux au rock à guitares. Oasis livre un mois après The Verve son Be Here Now, album commercial à succès mais qui artistiquement est une faillite. Urban Hymns, dans ce contexte, est le grand album classique de l’année et restera dans les annales, avec Bitter Sweet Symphony, comme l’un des derniers témoignages du rock à l’ancienne.

Cause it’s a bittersweet symphony, this life
Try to make ends meet
Try to find some money then you die
I’ll take you down the only road I’ve ever been down
You know the one that takes you to the places
Where all the things meet yeah

You know I can’t change, I can’t change
I can’t change, I can’t change
But I’m here in my mold
I am here in my mold
And I’m a million different people
From one day to the next
I can’t change my mold
No, no, no, no, no

Le texte remarquablement interprété par Ashcroft renvoie à l’impossibilité de résister au cours du monde en tant qu’individu, thème qui prospérera par la suite. Le chanteur est perdu dans la foule et la bouscule (de manière tout à fait incivile), dans une dernière tentative d’attirer l’attention sur lui. Jarvis Cocker avec Pulp avait eu quelques années auparavant la même fonction et le même discours politique avant de se réfugier dans la célébrité et la drogue. Oasis suivait le même chemin. Les grands groupes du Nord de l’Angleterre mouraient et avec eux l’idée d’une certaine noblesse ouvrière. Le rock indépendant était foutu. Ayant envahi les ondes et les supermarchés, il allait se déliter, être incorporé à la matière de l’époque : pub, jingles, sonneries de portables. Ashcroft surfe sur cette ultime vague de résistance soulevant des thèmes sociaux (l’idée selon laquelle on s’use en tentant de survivre) et des thèmes quasi philosophiques. L’image la plus forte réside dans ce vers : « I’m a million different people/ From one day to the next/ I cant change my mold » qui renvoie au sentiment d’une multitude d’individus devenus prisonniers d’un système oppressant et en passe de disparaître. Les relations sociales changent. Les interactions entre individus aussi. Ashcroft, à travers sa chanson et le clip qui l’accompagne, affirme une dernière fois sa personnalité et son envie de se détacher de la masse. Sa chorégraphie évoque historiquement les descentes de « grande rue » dans les villes anglaises par les punks puis les mods dans les années 70. La tenue de Ashcroft l’a déjà banalisé : il n’a déjà plus de look distinctif. Il n’existe déjà plus. Son scandale n’en est déjà plus un. Il sera connecté. Dans le single suivant, Drugs Dont Work, le chanteur marche en groupe, en rang.

Le clip s’inspire du Unfinished Sympathy de Massive Attack sorti quelques années auparavant mais en donne une version déshumanisée et un brin glaçante. La rudesse d’Ashcroft, son impolitesse est perçue comme un comportement agressif alors qu’il n’est qu’un signal de détresse face au caractère robotisé du monde. Les agressés se retournent et laissent faire. Ils savent que ce type n’est qu’un feu de paille. Une maigre agitation d’un système déjà incontestable. Deux années plus tard, les frères Wachoswki enfonceront le clou, en réutilisant des codes identiques, dans Matrix. Cette fois, c’est l’Agent Smith qui littéralement prendra les 1000 visages d’une foule inutile et pixelisée. Néo/Ashcroft n’aura pas plus de chance, s’enlisant dans un gloubiboulga insoluble à la fin de l’épisode 3. Faire de ce Bitter Sweet Symphony la fin d’un monde est probablement exagéré mais en faire le symbole d’une forme de renonciation générationnelle n’est pas idiot. La génération des amateurs de pop a baissé pavillon depuis cette date, optant pour la danse, les musiques transgenre, la culture du fun. Le rock dès lors devient un genre pas très cool, anxiogène ou carrément pathologique. Mieux vaut chercher un emploi sûr ou tenter de contribuer à un projet global qui changerait la société entière en une start up. Le Londres qu’on voit ici à l’arrière plan n’existe plus. Comme dans tout phénomène d’abdication, le titre est retourné de manière carnavalesque dans plusieurs parodies dont celle-ci :

L’individu est changé en monstre (bien que d’aspect normal) et la rue se change peu à peu en une galerie de portraits, de caractères fictifs. La réalité est partout burlesque, ce qui lui ôte sa cruauté. Le monde réel n’existe plus. Tout est spectacle.On se croirait dans le Village des Damnés. Dans l’esthétique des années qui suit, la déambulation dans une foule deviendra non pas un signe de malaise (comme chez Ashcroft) mais un symbole célébrant la communauté et la joie d’être ensemble. Il faut célébrer sa dissolution, marcher avec le troupeau, avoir le plus d’amis possible. L’individu n’est plus un être distinct, mais un simple personnage, voire un vecteur social pour la publicité, un type (un noir, une femme, un fonctionnaire, un cadre, etc). Ashcroft et les siens ont été éradiqués, sortis du paysage. Cela donne Happy de Pharrell Williams, cette horreur aux antipodes de ce qu’on trouvait sur Bitter Sweet Symphony. Facebook vs le pub. L’ancien monde a besoin de créer un « event » pour continuer à exister.

En 2005 Richard Ashcroft a été invité par Coldplay à chanter son morceau devant une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes. La chanson a été depuis, et après, placée dans des tas de classements qui lui reconnaissent une grande importance musicale. Il est étrange qu’une chanson qui célèbre l’enterrement des illusions de toute une génération (celle des quadras d’aujourd’hui) et l’échec de leur travail d’individualisation soit aussi célébrée. Sans doute garde-t-on quelque part à l’esprit l’idée qu’on pourrait aujourd’hui comme hier descendre une rue avec autant de classe et d’impolitesse que Richard Ashcroft. Sans doute est-ce qu’on pense que cela serait dans nos cordes parce qu’on est resté quelqu’un. 20 ans après, ce ne serait pas convenable. Pas politiquement correct. Pas admissible. Il faut bannir le manspreading comme les incivilités. Il faut être propre et poli. Les temps changent. La musique reste, lointain souvenir des temps jadis.

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