[Chanson Culte #21] – Blueberry Hill : la naissance du frisson rock de Fats Domino à… Poutine

Fats Domino Il y a des chansons qui échappent à leurs auteurs, des chansons qui les dépassent et qui, d’une certaine façon, sont bien plus importantes que ceux qui les chantent. Fats Domino, disparu il y a quelques jours, a beau avoir en partie relancé sa carrière sur le succès qu’il rencontra avec ce morceau, il est à parier que Blueberry Hill, chanson née en 1940, soit plus de 16 ans, avant la fameuse reprise du rockeur de la Nouvelle Orléans, aurait réussi à poursuivre son chemin vers ce fond culturel commun qui héberge les chansons d’exception, éternelles et immortelles, sans le coup de pouce formidable que ce bon Antoine lui a donné. La chose fonctionne dans les deux sens puisque d’aucuns considèrent que si Fats Domino n’avait pas rencontré BlueBerry Hill, il aurait, d’une part, dû batailler un peu plus pour retrouver un succès qui commençait à le fuir au milieu des années 50, d’autre part, aurait sans doute réussi à émerger de nouveau d’une façon ou d’une autre.

Antoine & les premiers frissons

Pour rester sur Fats Domino, il n’est pas inutile de rappeler que le pianiste a d’abord démarré comme un enfant prodige, né dans une famille créole catholique de huit enfants dont il est le dernier né (cinq ans après tous les autres). Antoine Domino passe son temps au piano et dès qu’il en a l’âge devient une sorte de juke-box à lui tout seul reprenant à la note près tous les morceaux qu’il entend à la radio. A 14 ans, Domino est une figure incontournable des clubs  et il devient une star locale grâce à une reprise de Swanee River Boogie d’Albert Ammons, elle-même dérivée d’un classique de Stephen Foster Old Folks At Home. Domino tourne un peu plus large mais explose enfin quand il signe en 1949 sur Imperial Records. Il a 21 ans.

L’homme qui l’amène chez Imperial s’appelle Dave Bartholomew et va devenir le principal partenaire musical de Domino pendant les années qui suivent. Les deux inventent le rock en transformant une chanson appelée The Junker’s Blues. Les deux hommes altèrent le rythme du titre, changent les paroles et l’appellent The Fat Man. L’altération devient la marque de fabrique des deux hommes. C’est le début du succès pour Domino. Séparé de Bartholomew, il connaît une bonne phase en 1952-1954. En 1955, son vieux comparse fait son retour même si le duo connaît toujours des tensions. Domino trouve les chansons de Bartholomew trop complexes et Bartholomew trouve les paroles de son copain idiotes et trop simples. Cela ne les empêche pas d’écrire quelques morceaux mémorables comme Blue Monday (déjà) et I Hear You Knocking. La façon de jouer de Fats Domino est admirée et copiée pour sa façon de mêler la tradition blues (ce qu’on appelle le barrelhouse blues) à un nouveau genre de rythmes, plus rapide, plus irrégulier que ce qui se faisait avant. 1955 est une bonne année pour Fats Domino qui gagne des parts de marché, notamment auprès du public blanc.

Si la seconde partie des années 50 apparaît toutefois plus compliquée, sa vie est transformée à jamais par la reprise qu’il fait de BlueBerry Hill, laquelle devient non seulement sa chanson signature mais aussi son plus grand succès. Pendant 22 semaines, le morceau est en tête des charts r&b et c’est probablement lui qui vaut à Fats Domino d’être adoubé publiquement par Elvis Presley  qui dès lors ne jurera plus que par lui. La chanson permet à Domino d’entrer dans la cour des grands, de passer à la télé, de tourner avec les plus grands (Buddy Holly, The Everly Brothers) et de faire carrière au Nord des Etats-Unis. Blueberry Hill est pour lui un formidable catalyseur. C’est la chanson qui change sa vie et fait qu’il pourra se la couler douce pendant une bonne partie des 25 années qui suivent. Epuisé à 32 ans, Domino est réputé pour…. Ses prises de congés. Il n’y a qu’à partir des années 80 qu’en tant que survivant du rock des premiers âges, il bénéficiera d’un nouvel éclairage glorieux et reprendre un rythme un peu plus soutenu ! Pour le reste, entre alcool et femmes, Domino mène une vie qui est assez éloignée de sa chanson fétiche. Son romantisme s’arrête, à ce qu’on raconte, à appeler sa femme tous les soirs entre deux nuits orgiaques. Domino aime les belles voitures et s’installe au début des années 60 dans un manoir rose et blanc du plus bel effet, maison qu’il abandonnera pour une nouvelle construction après les désastres engendrés par l’Ouragan Katrina. C’est dans cette nouvelle maison qu’il meurt le 24 octobre.

Myrtilles, petite mort et grandes idées

Reste Blueberry Hill donc ou la colline aux myrtilles. Fats Domino n’en aura été que le messager le plus connu. La chanson naît en 1940. Elle est signée par un trio d’auteurs, Vincent Rose (musique), Larry Stock et Al Lewis (textes). Ces deux-là sont ce qu’on appelle des compositeurs de la Tin Pan Alley, c’est-à-dire une époque et un système nés à la fin du XIXème siècle et qui regroupe dans un quartier unique de New York une multitude de compositeurs chargés d’alimenter en chansons les éditeurs de partitions mais aussi l’industrie du cinéma, la radio, etc. D’emblée l’Amérique industrialise la société du spectacle et dissocie ceux qui écrivent les chansons de ceux qui les interprètent. Al Lewis naît en 1901. Larry Stock en 1896. Vincent Rose est issu de l’immigration italienne. Stock d’origine hongroise. Les trois hommes signent ensemble ou la plupart séparément quelques autres morceaux connus pour Dean Martin et quelques autres mais ne font pas forcément partie des cadors du système. Blueberry Hill reste la chanson qui connaît la plus grande postérité. Le titre est enregistré par six ou sept chanteurs différents lors de sa création en 1940.  On trouve des traces discographiques dès mai 1940, puis deux autres en juin. Plus tard dans l’année, le morceau est repris par le Glen Miller Orchestra et on le retrouve un peu partout jusqu’à ce qu’il intègre en 1941  un film appelé The Singing Hill. Gene Autry en enregistre une version qui circule pas mal.

Comme souvent, la popularité du morceau passe par une phase de décantation : implantation dans le fond sonore culturel, puis une relative disparition avant une reprise du chemin en 1949 avec la version de Louis Armstrong. Armstrong en donne une version pleine d’émotion mais qui n’a pas l’impact que connaîtra celle de Fats Domino en 1956. La version d’Armstrong sonne comme une explication de texte, assez lente, mais sublimée en émotion par la voix rocailleuse du chanteur. Elle finit en 29ème position dans les charts, ce qui est bien mais pas décisif. La version de Domino se glissera jusqu’à la seconde place du Billboard et sera intégrée au classement des meilleures chansons de tous les temps établi par Rolling Stone (en 82ème position).

Par-delà cette longue histoire, difficile d’expliquer le succès du morceau, si ce n’est en étudiant de plus près son contenu. Larry Stock et Al Lewis se livreront assez peu finalement sur le titre lui-même : « écrit un peu comme ça » diront-ils. Il semble que la fameuse « Colline à Myrtilles » reste à jamais un endroit non identifié. Les exégètes ont cherché un peu partout et il n’y a jamais eu à New York d’endroit qui portait ce nom. Une dizaine de lieux dits ou de sites ont été identifiés aux Etats-Unis avec cette caractérisation mais aucun d’entre eux n’a été à l’origine du morceau. D’aucuns ont fait valoir qu’il n’y avait pas de myrtilles dans ce coin là (New Yrok) et surtout qu’il était assez peu probable que des myrtilles poussent en haut d’une colline. Larry Stock, trente ans après, a expliqué que l’inspiration lui était venue d’une situation qu’il avait connue à l’âge de 8 ans, c’est-à-dire autour de 1903/1904 où il se souvenait enfant avoir picoré quelques baies dans un buisson. Buissons rares et disparus, buissons enfantins et qu’on imagine salvateurs quand après une course échevelée, un jeu buissonnier, le gamin avec le rouge aux joues découvre les baies pourpres et s’en délecte la bouche pleine de ce sucre si particulier et doux des fruits.

I found my thrill
On Blueberry Hill
On Blueberry Hill
When I found you

The moon stood still
On Blueberry Hill
And lingered until
My dream came true

The wind in the willow played
Love’s sweet melody
But all of those vows you made
Were never to be

Though we’re apart
You’re part of me still
For you were my thrill
On Blueberry Hill

The wind in the willow played
Love’s sweet melody
But all of those vows you made
Were never to be

Though we’re apart
You’re part of me still
For you were my thrill
On Blueberry Hill

Le texte complet est en gros tout ce qui nous reste pour tenter de décrire le charme incroyable de ce morceau. Des myrtilles il n’est nulle question ici, en dehors du titre et des rimes qu’elles permettent : Hill/still/thrill/until. Il manque évidemment ill, malade qui n’est pas utilisé mais qui fait figure, par son absence, de suggestion cachée.

La clé des émotions

L’enjeu du texte est bien de décrire le plaisir nostalgique, le frisson du souvenir et de la sensation disparue : la principale maladie des hommes qui est de se nourrir de ce qu’ils ont vécu et de courir, la larme à l’œil, vers la plus grande maladie (illness) qu’on ait inventé pour eux…. la mort (et de son substitut terrestre le sexe). Ce qui fait le succès de Blueberry Hill, c’est évidemment l’universalité de son évocation. Le texte est une fantaisie poétique qui n’a rien de réaliste mais renvoie à la fois à un sentiment de satiété et de bonheur (celui du ventre rempli de myrtilles du gamin, du cœur rempli par l’amour, du sexe consommé sur l’herbe tendre au soleil d’une colline surplombant la ville) mais aussi à la disparition de celui-ci. L’être aimé est absent, disparu, il n’en reste qu’un souvenir nostalgique, vivace, nourrissant. Il n’en reste que la vibration (thrill), sensuelle, violette, la pulsation. On peut supposer que l’écho donné à la version de Fats Domino vient de ce système de résonance entre le sens du texte et le principal apport du musicien à la chanson-souche : ce tempo accéléré, ce frémissement, cette frénésie qui sera la caractéristique du rock. Pour la première fois, le « thrill » est non seulement prononcé mais prolongé tout du long comme on tiendrait la note absolue dans l’électricité du morceau contenue dans le jeu de Fats Domino, son chant, son emballement.

Comme dans un conte de fées, on voit avec la version de 1956 les signifiants se répondre et, selon des règles mathématiques, se multiplier pour développer une intensité insoupçonnée. Blueberry Hill fonctionne comme un mécanisme proustien mais beaucoup plus fort, beaucoup plus puissant, beaucoup plus moderne. Proust est né en 1871. La Recherche a été écrite à partir de 1906 et il est assez probable que le mécanisme du souvenir ait été exploré, sous des formes différentes, et finalement assez semblables par les deux hommes qui sont à l’origine d’un côté de l’épisode de la Madeleine et de l’autre, de ce frisson myrtille. Rien n’est jamais coïncidence.

Fats Domino arrive pour consacrer, cinquante années plus tard, ce thrill qui caractérisera le rock et plongera les racines de celui-ci dans un passé enfoui et lui-même disparu : l’excitation de l’enfant, les cendres du blues, la sexualité du désir disparu. C’est tout ça qui se mélange ici et assure l’intemporalité merveilleuse de Blueberry Hill. C’est une chanson enfantine mais aussi une chanson adulte, une chanson « chaude » où resurgit le souvenir d’une vraie baise. C’est ce qui dérange dans cette apparition de l’adolescent Richie dans Happy Days et qui constituera l’un des motifs récurrents de la série.

C’est pour cette raison aussi que reprise ensuite par des dizaines d’artistes, de groupes, on peut considérer que Blueberry Hill est la matrice autour de laquelle se nouera le rapport si particulier du rock à l’adolescence, à la réminiscence, à cette logique d’apparition/disparition si présente dans tout ce qui viendra, de désir et de sublimation de celui-ci. Le rock est d’emblée une musique qui s’organise autour de la satiété perdue, une musique qui en veut plus, qui pleure la perte d’un âge tendre et célèbre la course, souvent frénétique, droguée, alcoolisée, sexuelle, pour s’y projeter à nouveau, quitte à s’y perdre dans la débauche. Les plus belles versions de la chanson, après Fats Domino, viennent de Nat King Cole, des Beach Boys, de ces gens qui cherchent après quelque chose et qui, l’espace d’un instant, y parviendront à leur manière.

Entre cette course nostalgique et les frissons essentiels que procurent le souvenir et la perspective de renouer un jour avec le bonheur, se noue la destinée des hommes. Posséder/perdre/retrouver. La destinée du rock Aimer/Jouir/Pleurer. Les plus observateurs noteront que l’une des chansons auxquelles on s’est intéressé en premier, Just Like Heaven de The Cure, n’était ni plus ni moins qu’une variation quasi littérale sur Blueberry Hill. La colline est falaise. L’amour est là puis regretté en songe. Ce motif est répété dans des centaines, des milliers d’autres chansons. Est-ce un hasard si la dernière résurrection du morceau est apparue sous les traits rococo de Vladimir Poutine, le leader de toutes les Russie ? Pourquoi ce choix, si ce n’est parce que l’essence de la politique russe est toute entière contenu dans ces quelques vers depuis la chute de l’Empire : retrouver le lustre perdu, retrouver le sens de l’histoire.

On terminera, pour ne pas en faire trop, sur la version la plus artistiquement signifiante de tous et à laquelle on renverra désormais : celle entendue dans l’Armée des 12 Singes de Terry Gilliam qui permet à Bruce Willis de donner l’une de ses plus intenses séquences d’acteur et d’expliciter, s’il le fallait encore la puissance phénoménale du morceau. Blueberry Hill peut émouvoir aux larmes mais aussi sauver un homme de la folie. Elle peut attirer dans un univers parallèle mais tout aussi bien vous prouver que vous êtes encore un homme. C’est une chanson pour se raccrocher aux branches, s’y pendre ou s’y balancer, la plus humaine de toutes car elle nous rappelle qu’il fut un temps où nous tutoyions les dieux. Hier. Ou demain.

Crédit photo :Par Roland Godefroy; cropped by Erik BaasTravail personnel (photo personnelle), CC BY-SA 3.0, Lien

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