Droogz Brigade / Projet Ludovico
[Crazy Mother Fucker Records]

8.5 Note de l'auteur
8.5

Droogz Brigade - Projet LudovicoPremier album véritable de la Droogz Brigade qu’on avait croisée sur nombre de compilations et un EP en 2008, le Projet Ludovico est un album virtuose, fascinant et susceptible de marquer l’époque par sa radicalité et son ambition. Il restera peut-être comme le premier disque véritablement collectif où le rap français s’est hissé en termes de production et de rimes au niveau du rap américain (voire un peu au-dessus, apportant une cohérence thématique et esthétique exceptionnelle sur laquelle on reviendra). Le grand public pourra continuer à écouter les faux nez qui singent le gangsta dans des cités transformées en vitrine magique pour Booba et consorts, le rap réel est ici, incorporant la rage initiale du NTM et l’héritage des grands producteurs de son US.

Groupe toulousain plutôt underground, la Droogz Brigade s’appuie, tout au long de cet album, sur la puissance et l’inventivité de ses talents individuels. Il n’est pas certain qu’un groupe ait réuni récemment autant de rappeurs aussi percutants et bien disposés que Rhama le Singe, Sad Vicious, Staff l’Instable et Al’ Tarba. Ces types-là ne sont pas des perdreaux de l’année. Ils n’ont pas vingt ans et cela s’entend : la plume est partout affûtée, les rimes riches, équilibrant le jeu entre des couplets incendiaires et des punchlines efficaces. L’humour est omniprésent, cynique et gentiment trash, bâti sur un tissu de références pop empruntant à des registres aussi différents que les cartoons, le cinéma ou la politique. Les voix sont assurées, le flow impeccable, aussi à l’aise dans les chœurs que dans des solos brillantissimes, à l’image du splendide Bâton de fer, assuré comme un grand par Rhama le Singe. Le Projet Ludovico est un album désespéré, sous haute perfusion cinématographique, qui convoque les fantômes morbides de Gravediggaz, un amour de la musique inépuisable ainsi qu’un sens aiguisé de la détresse sociale. On retrouve ici tous les thèmes et angles traditionnels du rap : du sexe, de la violence sociale, l’esprit de gang, cette idée que le pays se délite et que le délabrement en marche est à la fois inarrêtable mais aussi une malédiction. «Le monde brûle derrière. Putain, Je me jetterais bien d’une falaise, à condition de retomber à pieds joints sur ta tête. / D’en faire une peinture abstraite. (…) Bandes d’adolescents barjeots, aimant passionnément la monnaie, le sexe, la drogue et le sang/ Les maîtres du futur seront insensibles… », chante Sad Vicious en ouverture de l’œil d’Alex, l’un des meilleurs morceaux du disque.
Le Projet Ludovico est d’une noirceur insensée, nourri par un jeu de références complexe au film Orange Mécanique de Stanley Kubrick. Dans ce film, le projet Ludovico désigne le programme de rééducation ultramoderne imposé à Alex, le chef des Droogies, après son interpellation. On lui écarte les yeux pour l’assommer d’images hyperviolentes, le tout accompagné de grande musique (la 9ème de Beethoven principalement, son œuvre préférée) qui lui interdiront de mettre à nouveau en danger la société. L’album de la Droogz Brigade agit avec la même intensité : il s’agit de montrer la violence du monde dans lequel on vit, sa cruauté, la réalité macabre qui nous environne, quitte à la surjouer (l’implacable Street Trash) pour démontrer paradoxalement comment son traitement (social, politique, économique) est lui-même oppressant et bâti contre l’homme.

L’album s’ouvre ainsi sur une série de morceaux tristes et crépusculaires. Commencer par la fin est une ode à la mort où l’on croise une femme défenestrée, un presque pendu, des balles perdues, une hôtesse porno par téléphone et bien d’autres. La production d’Al Tarba est pesante, emphatique et en même temps empreinte d’une délicatesse infinie qui souligne l’émotion du morceau et la force de la fatalité à l’œuvre. Ce morceau situe immédiatement l’enjeu de l’album : il s’agit d’un récit à l’ancienne, épique et misérable, un album qui en dira autant sur l’homme et sa futilité que sur les types qui l’ont composé. Avec la Nuit Est Encore Jeune, le morceau qui suit, la Droogz Brigade fait une démonstration de force collective qui est tout bonnement hallucinante. Sur ce type de morceaux, ce sont clairement les hommes forts du groupe, Sad Vicious, le plus direct, et Staff L’Instable dont le grain de voix n’est pas sans rappeler celui de Joey Starr, qui impressionnent le plus. Comme avec le Wu Tang de la grande époque, chaque rappeur a ses caractéristiques : Al Tarba est agile, pétillant, joueur et souple comme un tigre griffu. Rhama le Singe est le plus délicat des quatre, aussi à l’aise dans les morceaux au tempo plus lent que pour poser sur un tapis de dynamite. La force de la Brigade est de former une phalange soudée et qui a traversé ces dix dernières années côte à côté, à peaufiner ses rimes et à mûrir son plan. Sur Coffre à jouets, le morceau où le groupe se raconte, on prend la mesure de cette maturation fraternelle. Chaque chanteur vient livrer sa version des faits, évoquant le freestyle sur les parkings, les voyages en 106 et le passage express du punk au hip hop. Ce genre d’albums ne sort pas d’une pochette surprise. Projet Ludovico, pour la plupart de ces types, sonne comme l’album d’une vie, la face émergée d’une existence qui a été toute entière aspirée par le hip hop et son mode de vie.
Avec ses 17 titres, Projet Ludovico est un album consistant et puissant. C’est un festival de beats et de samples montés au poil par un Al’Tarba survolté et à l’imagination insensée. On l’a déjà dit plusieurs fois mais le bonhomme est probablement le beatmaker le plus chaud et le plus doué du hip-hop actuel (et la remarque ne s’arrête pas aux frontières de l’Hexagone). Le hip-hop est une affaire de montage, de séquençage et de mise en abîme de types tout juste descendus de leur skate qui posent sur ce qu’on leur propose. C’est le tapis qui fait le coureur et pas l’inverse. Le Compton de l’an dernier le montrait bien le process de création à travers l’exemple des NWA. Al’Tarba assure un service de premier ordre, ce qui n’enlève rien au travail de ses compères. Une ligne de piano et un sample suffisent à sublimer un morceau plutôt morne comme Dac Dac (gornographie) et à le livrer en pâture à un featuring incisif de Lord Lhus. Sur le collectif Pogotte avec ton nodz, Al’Tarba incorpore sans que personne y trouve rien à redire un orchestre, des chœurs lyriques et un sample de la Maman et la Putain. Chaque morceau est l’occasion d’afficher sa virtuosité, sans que cela sonne jamais comme une démonstration. L’ambiance sonore est toujours au service du propos comme sur le beau Droogzbrothers, gentiment encuivré de nostalgie jazz. Aquarelle est splendide, sensible et émouvant, âpre et délicat. La Brigade mêle le chaud et le bouillant, laissant transparaître régulièrement ses fêlures, ses drames, les vies en ligne brisée (la drogue sur Pluie d’Acide).

Al’Tarba est à l’aise dans tous les registres mais ne perd pas de vue la cohérence d’ensemble, parvenant à filer tout au long du disque le thème fondateur de la Brigade qui est la référence au film de Kubrick. On s’en éloigne parfois mais toujours pour mieux y revenir. On peut ainsi faire son choix entre un morceau spatial à la Kool Keith, cultivé « hors sol », comme le curieux scratché O.W Nemesis et des titres réellement fascinants, parce qu’engagés et épiques, comme Projet Ludovico ou l’immense Silence de Dieu. « Du lundi au samedi, il n’y a que des dimanches pluvieux. » reprennent un à un les rappeurs sur ce titre en mode tête basse. L’album se termine en apothéose par un duo de titres extraordinaires. Sergent Hartman fait le grand écart entre le film Full Metal Jacket (Kubrick encore) et un sample qu’on n’attendait pas là mais remarquable du Bravo de Jacqueline Taieb. A ce niveau d’inspiration, on peut parler de coup de génie. L’Instable et Sad Vicious sont magnifiques comme tout du long. « Est-ce que c’est clair ? Survivez à mon instruction, vous deviendrez une arme, un prêtre de la mort, implorant la guerre. En attendant, vous êtes le niveau zéro de la vie sur terre, du vomi. Vous n’êtes même pas humains. Bande d’enfoirés. » Avec beaucoup d’à-propos, la Brigade referme le Projet Ludovico sur l’émouvant Toujours avec nous, l’histoire d’un jeune homme qui vient rendre visite à son père dans le couloir de la mort. Père kamikaze ou autre, il s’agit ici de l’assez classique « appel à la responsabilité » et à la sagesse. On est ici plus chez IAM que chez NTM mais cela fonctionne avec beaucoup de noblesse et de justesse. Ce n’est pas une mauvaise chose de terminer ainsi après toute cette excitation.

Projet Ludovico est un album qui est obsédé par la mort et par la vie qui s’infiltre entre ses griffes comme une mauvaise herbe entre les dalles de béton. Ni horrorcore, ni véritablement dark, l’album est un instantané brillant du rap d’aujourd’hui : rimes savantes, références ultralarges et production foisonnante et qui embrasse toute la culture du siècle. C’est un album d’une richesse invraisemblable en même temps qu’un album qui ne sort pas de son registre. Comme dirait l’autre, « ce qu’il y a de mieux dans la modernité, c’est quand elle produit des classiques« . Celui-ci rejoint direct la liste des 10 albums de rap français qui comptent. Le dernier était pour nous Vive la Vie du Klub des Loosers, il y a une éternité.

Tracklist
01. Commencer par la fin
02. La nuit est encore jeune
03. Coffre à jouets
04. Street Trash
05. L’Oeil d’Alex
06.Dac Dac (gornographie)
07. Bâton de fer
08. Pogotte avec ton nodz
09. Aquarelle
10. Droogzbrothers
11. O.W Nemesis
12. Projet Ludovico
13. Pluie d’acide
14. Les feux de la bourre
15. Le silence de dieu
16. Sergent Hartman
17. Toujours avec nous
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