Grandaddy / Last Place
[30th Century Records / Columbia Records]

7.8 Note de l'auteur
8.9 Note de David
8.4

Grandaddy - Last PlaceDifficile de résister à l’invitation lancée par les quatre premières minutes de cet album de Grandaddy, le premier depuis plus de dix ans. Et si on faisait comme avant ? Et si on sonnait exactement comme par le passé ? Les signes distinctifs du groupe de Modesto sont en place dès Way We Won’t, le splendide morceau d’ouverture : les effets fuzz, le clavier/synthé joueur, la saturation de l’espace sonore,  la voix de Jason Lytle. A l’arrière-plan, et à travers les textes, ce récit sans cesse revisité d’un groupe au cœur de la lutte fusionnelle que se livrent l’humain et la technologie, un groupe d’amis usés et souvent au bout du rouleau qui relèvent d’humour leur tentative de garder la tête haute alors que le temps passe si vite. Grandaddy est la rencontre d’un son et d’une intention démesurée, le groupe de l’évaporation de la jeunesse et des réminiscences nostalgiques.

Last Place n’est que le cinquième album du groupe mais on a l’impression d’avoir fait avec eux un voyage bien plus long : celui d’avoir traversé ensemble le seuil du XXIème siècle. Après une remarquable entrée en matière en 1997, Under The Western Freeway, Lytle avait livré presque aussitôt ce qu’il avait de meilleur, signant avec The Sophtware Slump, le meilleur album de l’année 2000 et un sommet de la pop indé de ces années-là. Toute l’œuvre de Grandaddy devra à jamais être rapprochée de ce monument. C’est un fait, un atout et une malédiction. Sumday, leur album suivant, en était déjà une relecture ou une variation savante. Last Place en est tout au mieux un appendice, une extension bâtie « à la manière de » et qui, sans faire tâche à l’arrière du bâtiment, ne peut tromper sur sa construction tardive.

L’album s’organise autour de deux parties distinctes et rigoureusement équilibrées (6 chansons chacune) : l’une délibérément rock et uptempo qui renvoie aux morceaux les plus énergiques et offensifs du groupe, l’autre résolument intimiste et ralentie. Brush With The Wild a de faux airs de It’s On et laisse augurer, après l’ouverture, d’une séquence véritablement magique confirmée par la beauté classique d’Evermore. Le groupe est musicalement à son meilleur niveau mais desservi par des textes qui manquent de hauteur et ne tutoient plus les mêmes enjeux que par le passé.  La vision panthéiste et technophile qui atteignait des sommets sur The Sophtware Slump semble s’être un poil affadie et restreinte. Grandaddy parle de ce qu’il a été, de la fuite du temps et des sentiments, mais radote un peu. La vision est moins ample et moins claire, ce qui coupe les morceaux de ces envolées lyriques où se rejoignaient une poésie épique et des montées quasi symphoniques. Cela n’empêche pas le groupe de composer avec The Boat Is In The Barn l’un des titres les plus élégants depuis la mort (créative) de Brian Wilson. Grandaddy chante la tristesse et l’évanescence comme aucun autre groupe depuis les Beach Boys. Les Flaming Lips ne lui arriveront jamais à la cheville dans ce registre. Les images s’effacent une à une et laissent sur le sol des empreintes, des souvenirs trop fins pour être conservés. Last Place respire l’impuissance et l’incapacité de décoller. Check Injin constitue, en cela, la dernière tentative rock, avortée en deux minutes, de remettre le moteur en marche et de se propulser dans le futur. « Please Keep Going », répète en boucle Lytle, tandis que le morceau hoquète et s’étouffe dans son jus.

La deuxième séquence de l’album renvoie à une pop plus proche de l’homme que tout ce que Granddady a chanté jusqu’ici. Le propos est modeste, les arrangements dépouillés mais sublimés par cette mise en son caractéristique du travail de Lytle qui consiste à occuper l’ensemble de l’espace sonore et à ajouter des couches de détails, de « cliquetis », de divertissements autour de la mélodie principale. Cette technique permet de transcender des chansons aux qualités inégales et à faire de cette seconde partie une réussite tout à fait réjouissante. I Don’t Wanna Live Here Anymore renvoie à l’un des thèmes devenus fétiches, depuis le temps, du déménagement du chanteur. Le titre manque de force mais tient sur sa technique et sur son ressort nostalgique. Le départ aura été la grande affaire du rock indé US depuis le début des années 90. Il n’est pas étonnant que Grandaddy y revienne ici comme on revient aux fondamentaux. That’s What You Get From Gettin Outta Bed est d’une justesse magnifique. Le chant de Lytle est déchirant et subtil, tandis que le groupe tisse un environnement sonore délicatement grandiose autour du thème principal. La séquence est confortée par une série de titres tout aussi émouvants et soignés. This Is The Part et Jed The 4th (suite d’une série de chansons sur cet humanoïde compagnon) enfoncent le clou d’une fatigue existentielle qui s’exprime ici par la disparition lente et programmée des protagonistes. En pur produit de son époque, Grandaddy à l’heure de son grand retour semble proclamer la victoire de l’obsolescence programmée sur les forces de la vie. On perd le fil narratif qui n’a jamais existé pour se laisser glisser dans une torpeur creuse mais confortable et chaleureuse.

 A ce stade, difficile de faire la fine bouche. On n’attend plus de Grandaddy qu’il nous livre les clés de la connaissance ou un oracle susceptible de nous apprendre la vie. On veut juste s’endormir une dernière fois en bonne compagnie. Lost Machine tient sur son refrain : « Everything about us is a lost machine ». Peu importe s’il est seul ici. On ne sait pas exactement ce que cela veut dire, ni si c’est bien intelligent, mais Grandaddy nous fait sombrer dans une torpeur qui ressemble à une mort lente et terriblement accueillante. Sur ce morceau de six minutes et quelques, le groupe retrouve le lyrisme et le sens de l’épique de ses jeunes années pour agoniser en majesté. Songbird Son est chanté par Lytle depuis l’autre côté : on entend les synthés qui gazouillent et on cligne des yeux pour se garder de la lumière vive. Tout est fini mais il y a une vie après la mort. C’est peut-être ça le message finalement : garder espoir, ne pas s’éteindre, griller ses dernières batteries/cartouches avec l’idée que l’électricité et l’étincelle survivront et continueront sans nous.

Last Place n’est pas le meilleur album de Grandaddy. Ce n’est pas un album immense mais c’est un album aussi petit que l’homme, aussi bref et intense que peut l’être l’existence. En cela, c’est une leçon de choses et d’écriture inestimable.  Un dernier témoignage pour les civilisations futures. Nous étions anodins mais cela ne nous a pas empêché d’aimer, de respirer et de vivre heureux. Grandaddy est (re)mort, vive Grandaddy.

Grandaddy – A Lost Machine

Grandaddy – Way We Won’t


Tracklist
01. Way We Won’t
02. Brush With The Wild
03. Evermore
04. Oh She Deleter 
05. The Boat Is In The Barn
06. Check Injin
07. I Don’t Wanna Live Here Anymore
08. That’s What You Get For Getting Outta Bed
09. This Is The Part
10. Jed The 4 th
11. A Lost Machine
12. Songbird Son
Ecouter Grandaddy - Last Place

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