[Chanson culte #7] – Hungry Like The Wolf : faut-il intenter un procès contre Duran Duran ?

Duran DuranEt si Hungry Like The Wolf, et son clip réalisé par Russel Mulcahy, avaient, malgré eux, influencé l’absence de hiérarchie culturelle propre à nos six dernières années ?

Chanson

Bien sûr, ce titre de Duran Duran n’est que le second extrait de l’album Rio (après une version bancale de My Own Way), disque de toutes les consécrations (commerciales, visuelles, et occasionnellement artistiques). Il serait donc naturel de lui préférer le single phare (“Rio”, donc), voire l’intégralité du premier album du quintet de Birmingham (au moins pour le titre Planet Earth).

La chanson Rio est certes bien plus représentative que Hungry Like The Wolf  de la grammaire DD telle qu’exposée en ce début des années quatre-vingt : la plage, les jolies filles, les yachts privés, les costumes Miami Vice (avant l’heure) – et l’ironie à tous les étages, chose fort peu remarquée à l’époque.

Le thème de Hungry Like The Wolf , lui-même, n’apparaît pas aussi « conceptuel » que celui de “Rio”. Ce précédent titre proposait le nouveau look Duran Duran et cherchait ouvertement à introduire du glamour dans une précédente vie (celle du groupe) plutôt abonnée aux banlieues tristes et aux locaux dépourvus d’insonorisation. “Rio”, c’était l’affirmation d’un imminent succès planétaire, donc une forme de revanche (à coups de Roland TR-808) sur le nihilisme post-punk. Ne dit-on pas que chaque courant musical british se façonne à l’opposé de la dernière tendance ?

 Hungry Like The Wolf , écrit en une journée, agence les mots autour de quelques feelings piqués au Petit Chaperon Rouge : « En contact avec le sol / Je suis en chasse, je te pourchasse », « Mon odorat flaire le bruit, je suis perdu, j’ai trouvé mon chemin / et j’ai une faim de loup ». Simon Le Bon prend la position du loup, mais, en début de chanson, le champ lexical de l’urbanisation brouille les repères : « la ville s’assombrit », « de la vapeur dans le métro », « perdu dans la foule ». Nous sommes plus dans un plan drague foireux, voire dans l’anonymat des losers se rêvant séducteurs, que dans une variation autour du conte de Perrault. Le titre vire brusquement à des références plus directes puisque le protagoniste se retrouve « tapi dans la forêt », il sera sur sa proie « dès que le rayon de lune brillera » et précise que son « odorat flaire le bruit ». Du simple souvenir (le quidam fantasmant sur les jolies filles croisées dans les rues), Simon Le Bon parle soudainement de sa propre réalité glamour : il n’est plus chanteur en devenir, il vient de s’accaparer le droit de domination. En gros : après les années de vaches maigres et l’incompréhension de certains, Le Bon est aujourd’hui une star acclamée et respectée – donc un loup. L’intitulé Hungry Like The Wolf  est à prendre au pied de la lettre rock’n’roll : être affamé de gloire, de sexe et d’excès.

Clip

Filmé par Russel Mulcahy (le vidéaste le plus demandé de l’époque), le clip de la chanson voit les choses autrement : en plein Sri Lanka, Simon Le Bon n’incarne pas un prédateur mais un voyageur égaré. Pendant que le reste du groupe cherche en vain son chanteur, celui-ci est recueilli par un jeune enfant puis par une amazone. Loin de la ville ou du grand méchant loup, Mulcahy, non sans frime, s’inspire des Aventuriers de l’arche perdue (de même que pour Union Of The Snake, il piochera dans le look Mad Max).

Il est coutume d’affirmer que les vidéos de Mulcahy pour Duran Duran ont tout autant permis au groupe d’accéder aux sommets des charts qu’elles ne lui offrirent une image réductrice (exotique et chic, pour résumer). C’est assez vrai : trop tendances pour supporter les années, les images de Mulcahy s’inscrivaient dans la logique du présent. Et à l’inverse des tubes de DD, les clips du futur cinéaste de Razorback ne pouvaient espérer survivre au-delà d’une moitié de décennie.

En même temps, dès Hungry Like The Wolf, Mulcahy et Duran Duran prirent conscience d’un point fondamental : la subculture s’incruste de plus en plus dans les esprits (nous sommes en 1982). Pour toucher les foules, mieux vaut citer la BD, George Miller, le cinéma fantastique ou le récit d’aventure que d’essayer de reproduire Bergman ou Visconti. Malgré tous leurs défauts (montage incohérent, absence de point de vue), les clips de Mulcahy et de Steve Take On Me Barron – qui inventèrent le médium – ne s’étaient pas trompés sur cet aspect : arriverait un jour où le B et le Z seraient jugés avec autant de sérieux que « la modernité » (Antonioni, Fellini, Bertolucci) –  et en 2016, c’est à peine si Lucio Fulci est plus respecté que Marco Ferreri !

Il faut dire qu’en ce début de décennie 80 secouée par les braises du mouvement punk, la culture « jeune » revendiquait son importance – de la même façon que, fin des années 50, les cinéastes de la Nouvelle Vague luttaient contre le cinéma d’après-guerre. Tout ce qui était interdit ou jugé subversif détenait donc une qualité ; le trash, le gore et les romans de sci-fi méritaient autant d’acclamations que Fanny et Alexandre. Le clip n’était qu’un symptôme de cette prise de conscience (avec un certain cynisme, tout de même). Le problème étant que les cinéastes de la Nouvelle Vague se battaient contre un cinéma de papa (c’est-à-dire contre un cinéma de studio, loin du monde et de l’époque) ; les clippeurs, inversement, n’avaient aucun ennemi contre qui s’opposer.

L’incompréhension Duran Duran vient peut-être de là : jugé sans attache, ni relié au passé ni envisageant un possible futur, le groupe fut trop vite englobé dans la mouvance clip – DD tentera de rectifier la donne, en 86, avec la vidéo de “Notorious”, qui insiste sur l’aspect musicien du groupe au détriment de son ancienne image post-apo.

Généalogie (absence de)

Duran Duran et les clippeurs d’antan ne s’opposaient donc à personne car l’ennemi manquait : Simon Le Bon et Nick Rhodes pouvaient affirmer « être affamés comme le loup », ce n’était sûrement pas plus idiot que les argumentaires précédemment dictés par les Sex Pistols puis Joy Division ; de même, la cinéphilie de Mulcahy semblait ne dépendre que de Spielberg et Miller, alors que le jeune homme, au préalable, en était passé par Dreyer et Kubrick. Ce ne fut pas compris, ce fut même repris tel un étendard dont les effets sont aujourd’hui limpides (et néfastes) : le passé n’existe plus, seul importe maintenant l’instantanéité de l’époque en cours, la généalogie relevant à peine de l’anecdote (voir le culte de l’individualité adressé au dernier Lady Gaga : comme si la chanteuse ne dépendait de personne).

Hungry Like The Wolf , pourtant, semblait le dire : vivre le présent comme un loup en quête de gloire, certes, mais ce loup ne vient pas de nulle part. Il possède une histoire, un vécu ; et s’il ne s’oppose à personne, c’est bien qu’il puise chez les anciens. Duran Duran perpétuait une banale tradition pop (avec bien plus de modestie que de fierté). À bien des niveaux (visuels, musicaux), l’incompréhension à l’encontre du groupe fut catastrophique sur tout un pan de la culture contemporaine : il s’agissait de passation et de fidélité face aux grands maîtres, et une majorité prôna la série B et le culte de l’individualité comme étendard de l’avenir. Là où Duran Duran abordait le partage, l’auditeur et le téléspectateur crurent bon de faire table rase de l’héritage. Ce n’est d’ailleurs pas tant la faute de Duran Duran ou de Mulcahy que d’une incompréhension de la jeunesse 80’s face à un mouvement qui puisait certes dans la subculture, mais qui en aucun cas n’exigeait l’oubli des « classiques ».

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