Le tee-shirt de Prince : comment j’ai découvert le sexe (ou un truc qui s’en approchait)

Mickael Jackson vs PrincePour les gens nés comme moi au milieu des années 70, la découverte de Prince s’est faite la plupart du temps en 1984, au moment de la sortie de l’album Purple Rain dans un contexte, mis en scène par la presse de l’époque, d’opposition frontale avec Michael Jackson. Dans la mêlée, et en France du moins, Jackson a une tête d’avance. Son album Thriller est sorti plus d’un an auparavant et continue d’expédier pendant une durée très improbable aujourd’hui (près de deux ans) des singles un à un à des niveaux stratosphériques. La séquence est évidemment marquée par la livraison du vidéo clip de Thriller qui marque profondément les esprits. Le King Of Pop tient solidement sa position dominante quand Prince débarque enfin. Lorsque la presse se met à parler de Prince, quelque part au printemps 1984, ceux qui s’intéressent à la musique (j’ai entre 9 et 10 ans mais les choses sont en train de se mettre en place) savent que d’une manière ou d’une autre, ils tiennent une alternative à Michael Jackson. La chose se met en place rapidement comme on a dû jadis opposer The Beatles et The Rolling Stones. Prince est sulfureux, vraiment noir et propose une musique plus rock. Prince est sale (il est poilu) et surtout incarne la sexualité à lui tout seul. En quelques apparitions (la presse évoquera comme aujourd’hui ses premiers concerts en slip et hauts talons), on arrive à remonter (déjà) le cours de la carrière du Nain Pourpre, comme on l’appelle, ou du Kid de Minneapolis. Difficile alors de se procurer des disques ou d’écouter quoi que ce soit. On arrive à choper dans des magazines les couvertures de ses premiers albums et on acclame la pétarade qu’est Controversy. On ne découvrira Dirty Mind et l’album bizarre qu’est For You que bien plus tard. La photo d’un Prince à poil chevauchant un cheval (une licorne ?) blanche ne nous quittera plus. Prince l’album. A cette époque, on procède souvent à l’envers en partant d’un point rapproché de l’histoire et en s’enfonçant dans une discographie difficile d’accès en l’absence de pognon et de disquaire à proximité.

Le tee-shirt de Michael Jackson

Mais en 1984, la pression est trop forte. En 1985, deux camps se formeront : les uns prendront le parti de The Cure, les autres vendront leur âme à Depeche Mode. 1984 est l’année funk ou l’année sexy. Nous ne deviendrons des ados corbeaux que dans un an. Pour l’heure, la cour de récré est pavée de types qui arborent des tee-shirts de Jackson. Le modèle est chinois, probablement de contrebande et il a été impossible d’en retrouver le design exact en ligne. Le fond est blanc, bleu ou rouge et la tête de Jackson (jeune) est placée au centre, dessinée comme dans un portrait de Montmartre au crayon. Le jeune homme est souriant, triomphant. Les tee-shirts (nous sommes dans le Nord, entre Valenciennes et Lille) s’arrachent et font l’objet d’une convoitise insensée. Un jour, je réussis enfin à accumuler les 20 ou 22 francs nécessaires à l’achat du fameux maillot. Je rentre de l’école, dépose mes affaires et retourne vers le centre du village avec mon vélo. J’aurai dix ans dans quelques mois. Je n’ai pas vraiment l’habitude de faire les magasins tout seul. Il reste trois tee-shirts Michael Jackson. La supérette est à trois ou quatre cents mètres de la maison. J’achète le tee-shirt, l’enfile immédiatement et repars heureux comme jamais. Ma mère est là, mon père également. Ils me regardent et je crois que mon père me gifle, ce qui est assez improbable mais je m’en souviens ainsi. Ma mère m’engueule comme jamais. Ils m’enlèvent le tee-shirt de force et m’intiment l’ordre d’aller le rapporter où je l’ai acheté. Il est impensable que j’arbore ainsi le visage d’un chanteur. Et qui plus de ce type : Michael Jackson. La mort dans l’âme, je reprends mon vélo et retourne rapidement au magasin. J’explique au type qu’il ne me plaît plus et je reviens avec un maillot qui gratte un peu, de couleur rose, rayé de bleu et de jaune, une véritable horreur que je porterai par principe pendant les trois ou quatre années qui suivent.

Le sexe avec Nikki

Une fois à la maison, je décide de prendre ma revanche. Je n’écouterai plus JAMAIS Michael Jackson puisque je ne peux pas arborer ses couleurs. Je deviens un adepte exclusif de Prince. Vous l’aurez voulu. Je suis gagné par la face obscure. Il devient assez vite évident que mes parents ont eu tort et que le tee-shirt de Michael Jackson m’a pour ainsi dire sauvé la vie. Prince est bien plus subversif. Prince enfile des mannequins par tous les trous. Il danse comme une chatte en chaleur, il ulule quand vient la nuit, il se tire sur le manche comme un cinglé. Ses cheveux sont dingues. C’est un black et en même temps une créature de synthèse. Lorsqu’il passe à la télé, je me redresse soudain comme si nous avions une entente secrète. Je regarde désormais Jackson avec mépris. En juillet 1984, je fais le bon choix. Michael Jackson est pour les lopettes; Prince la bonne pioche des winners et de ceux qui ont tout compris. Allez donc emballer une fille et lui toucher les nichons sur Thriller ! Je plonge à fond dans Purple Rain. Ce n’est pas le morceau titre qui excite les gamins comme nous, mais bien les morceaux plus interlopes comme le troublant Computer Blue et surtout l’immensément sensuel Darling Nikki. C’est la première fois que j’entends vraiment quelqu’un tirer un coup avec sa guitare. Je fête mes 10 ans. La vie ne sera plus jamais pareille. Personne n’a l’idée d’imprimer des tee-shirts de Prince et de les vendre dans le Nord Pas de Calais. Prince est libre, indépendant. Jackson est un vendu.

La boîte dorée à K7

Comme un fait exprès, Prince enquille ensuite des albums décisifs à une vitesse incroyable. Le grand public n’échappe pas à Parade, dont j’ai du mal à digérer l’imagerie noir et blanc et le fétichisme Côte d’Azur. A vrai dire, je trouve ça assez vulgaire et malsain. A ce moment-là, je commence à cultiver ma posture indé. Si tout le monde en parle, c’est qu’il y a anguille sous roche. Heureusement, la France ne tombera jamais en pâmoison complète devant Prince. Ces idiots préféreront toujours Jackson ou Madonna. Je savoure mon album préféré Around The World The Day en égoïste et ai l’impression d’être le seul encore là quand Prince sort la grandiose BO de Graffiti Bridge, disque que plus grand monde n’écoute aujourd’hui. Sign O’Times est considéré comme son plus grand album. C’est à demi-vrai. Il est aussi le plus classique, le plus virtuose. Je trouve que la BO de Batman est cool. Kim Basinger est alors la femme la plus belle du monde. J’écoute pendant des mois Lovesexy et en connais les paroles par cœur vingt ans plus tard. Je m’achète une boîte en carton dorée dans laquelle je range mes cassettes de Prince. Elle est remplie en 1990 et renferme toute sa discographie, y compris le Black Album que je récupère comme d’autres dans une version pirate sur un marché. Je me trémousse sur Cindy C et fantasme sur les mannequins stars. Crystal Ball est à part et chéri à sa juste valeur. Prince fait partie de ses artistes populaires dont la discographie a gardé une part souterraine active. Cela fait partie de son charme. Viendront par la suite quelques CDs mais qui n’atteindront jamais en intensité la période 84-90. Je trimballe ma boîte dorée avec moi lorsque je quitte la maison de mes parents pour la ville, puis à chaque déménagement.

Pendant quelques années, je l’égare mais elle revient toujours. Je ne peux évidemment pas ressembler à Prince même si je ne suis pas très grand. Je déteste danser. Je prends conscience de ça et me tourne peu à peu vers le rock anglo-saxon, les artistes blancs et mélancoliques. Prince n’est pas vraiment pour moi. Je ne peux pas me coiffer comme lui, ni m’habiller de manière aussi extravagante. Je dois passer inaperçu. Les goûts varient, mais pas les sensations de jeunesse. C’est avec Prince que j’ai découvert le sexe (ou disons l’idée du sexe). On dirait un titre de tabloïd. Heureusement que je n’ai pas fait ça avec Robert Smith ou Morrissey. Ian Curtis et Annick Honoré n’ont jamais couché ensemble. J’y serais probablement encore. Prince est, malgré ses déguisements, un artiste réaliste. C’est son principal paradoxe : comment un être qui paraît si détaché de l’existence commune a-t-il toujours gardé les pieds sur terre musicalement ? Personne ne parle des paroles de Prince mais elles sont assez incroyables, jusqu’au début des années 90 du moins. Les conneries Jéhovah vont finalement banaliser cet aspect des choses mais, jusqu’au milieu des années 90, Prince est un remarquable artiste engagé/dégagé. La suite relève du Barnum mais je suis certain qu’il y a des choses magnifiques et auxquelles on n’a pas eu accès encore.

Si quelqu’un a un vrai tee-shirt de Prince vintage, je suis preneur. J’aurais dû en chercher un pour remplacer celui de Jackson que je n’ai porté qu’une petite dizaine de minutes. Mais ce n’était pas simple de dénicher ce genre de trucs à l’époque et il n’y avait pas encore internet.

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