Noël approche et voici l’un des premiers beaux cadeaux à se faire : la réédition des quatre premiers albums du Jazz Butcher dans un coffret impeccable est l’occasion de se replonger dans cette période divine des années 1983-86 où la pop anglaise à son zénith digérait sur quelques mois le punk, le post-punk et toute l’histoire du rock pour la réinsuffler dans des mélodies éternelles et accrocheuses, des chansons cultivées et intelligentes, référencées et pétillantes. Au cœur de cette période, il y avait bien sûr The Smiths, le quatuor ultime, et plus grand groupe de l’époque, de la plupart des époques à vrai dire. Et puis il y en avait d’autres dont le Jazz Butcher emmené par son leader à tout faire Pat Fish, un jeune intellectuel, étudiant à Oxford, amateur de Pynchon et de SF, du Velvet Underground et d’humour noir. Pat Fish est originaire, pour ceux qui s’intéressent à ce genre de détails, de Northampton, le cœur battant de l’Angleterre selon Alan Moore (qui n’en parle toutefois pas dans son monumental Jerusalem). Pat Fish est copain avec Max Eider qui joue de la guitare. Les deux hommes partagent, comme à chaque fois, leur envie d’en découdre et accouchent assez vite (on est en 1983) d’un premier album pour le label Glass Records. Ce sera Bath of Bacon, littéralement un Bain de Jambon.
L’album est un truc étrange, drôle et complètement débridé, un album surréaliste et porté par un esprit jazz tourné vers la nuit, l’ivresse et la perte de repères. Bath of Bacon sent les soirées interminables, les filles, l’alcool, la drogue. On se croirait dans une fête étudiante ou dans un club de Saint Germain dans les années 60. Pat Fish s’adresse à nous directement avant de se lancer dans un rock endiablé puis de trousser quelques chansons splendides. Il y a des pépites sur cet album comme Party Time, une chanson dépouillée et qui donne une bonne idée des talents de songwriter du bonhomme et de la facilité avec laquelle Pat Fish compose à l’époque. L’enchaînement des couplets, les ponts musicaux et l’aisance mélodique sont déjà époustouflantes. Le Jazz Butcher fait ce qu’il veut. Il joue au groupe de rock à l’ancienne sur Bigfoot Motel, franchit l’Atlantique sur un clin d’œil, devient punk sur Sex Engine Thing avant de toucher au sublime sur l’incroyable Zombie Love. L’album se termine (ou presque) avec une chanson en français, La Mer, qui vaudra au groupe d’attirer un peu l’attention dans l’Hexagone. La Mer évoque Tati et Trénet, c’est une bizarrerie attachante et qui témoigne de l’absence complète de limites esthétiques du groupe et de Pat Fish en particulier. Tant qu’il y a de l’audace, il y a de la classe. C’est la morale de l’histoire.
Le Jazz Butcher enchaîne sur son deuxième album et notre préféré, A Scandal in Bohemia, recevant en renfort David J, transfuge de Bauhaus…. Le gaillard consolide le groupe d’origine et fait de cet album une réussite quasi-totale. Depuis l’impeccable Southern Mark Smith (hommage à The Fall, bien sûr et à son leader atrabilaire) jusqu’au rockabilly de Soul Happy Hour ou I Need Meat, en passant par l’émotion de Just Like Betty Page, ou le cross-over épatant entre Syd Barrett et… Lou Reed proposé par l’insondable Mind Like A Playgroup, The Jazz Butcher propose un mélange des genres et des influences d’une originalité incroyable. Le groupe pétille d’idées et les met toutes en application ce qui donne un ensemble foisonnant entre rock, pop et psychédélisme. Il y a des standards ici comme l’indépassable Girlfriend, un titre qui aurait mérité d’être un tube instantané, qui parle de petites amies et d’amour. A Scandal in Bohemia, et le groupe en général, souffriront de leur trop plein de talent. On reproche au groupe de se disperser alors que son génie est justement de s’amuser à tout va et de s’élancer, sans y regarder deux fois, dans des titres qui feraient l’ordinaire de n’importe quel groupe médiocre. Difficile de dire si le tout manque de cohérence mais il est certain que joueur comme il l’est, Pat Fish est débordé de partout par des groupes qui paraissent aux yeux des gens (auditeurs et critiques) comme plus concentrés, sérieux et déterminés.
Sex and Travel, leur troisième album, n’en dit pas beaucoup plus que Scandal In Bohemia mais le fait encore mieux. Un peu plus rock indé et moins américain que le précédent, l’album fait le pari de l’intelligence et de la subtilité. Fish se marre et devient quelque peu cynique. Il sait probablement à ce moment-là que le groupe sera cantonné à une renommée modeste. Il joue néanmoins le jeu de la pop de l’époque, troussant avec une étonnante facilité des titres pop ahurissants d’équilibre et de grâce. Big Saturday est tout bonnement magnifique, enfonçant allègrement tous les efforts pop de l’époque. Pat Fish est en état de grâce. Il n’y a pas grand monde pour rivaliser : les mélodies sont imparables, tout simplement belles, et les textes d’une grande qualité mêlant Englishness (Holiday raconte de façon hilarante les aventures d’un Anglais qui part en vacances à l’étranger), nostalgie de l’adolescence et romances désincarnées. The Jazz Butcher a parfois l’allure d’un Divine Comedy privé de ses cordes : romantique et hors du coup. Le chant de Pat Fish se change volontiers en raconteur d’histoires. Les chansons décrivent des scènes significatives, des moments charmants, des détails de l’histoire. Le groupe conserve tout au long de sa discographie un tropisme américain prononcé qui fera tâche chez les amateurs exclusifs de pop anglaise. Ce sont dans ces racines bondissantes et énergétiques que le Jazz Butcher puise son ressort : un peu blues et très rock. On ne peut pas comprendre la beauté temporelle de Only A Rumour, la plus belle chanson de l’album, sans avoir apprécié le Red Pets vagabond qui précède. Le Jazz Butcher est un groupe impur et le reste sur chacun de ses disques, alors que The Smiths qui sont eux aussi nourris au rock américain réussiront à enfouir cette influence dans le rapport de forces qui s’établit entre Morrissey et Marr.
Le coffret se referme sur Distressed Gentlefolk, un album qui a longtemps été présenté à tort comme la réalisation majeure du groupe. Pour la première fois, Pat Fish réussit à se discipliner et à se concentrer de bout en bout pour façonner des chansons proprettes et impeccablement produites. Le modèle est ouvertement le Velvet Underground, dans une version mi-rock, mi-country. Du coup, on s’ennuie un peu par moments au point de regretter la folie des premiers temps. L’album est mélancolique, appliqué, virtuose souvent, témoignant encore une fois de l’aisance de Fish et de ses comparses. Difficile toutefois de vraiment s’enthousiasmer pour Falling In Love et ses motifs archétypaux. L’album a pris parfois un coup de vieux mais fonctionne tout de même remarquablement bien sur sa succession de titres coups de poing (Big Bad Thing) et de moments émouvants. On aime follement la tristesse laidback et néo-réaliste de Still In The Kitchen, mais clairement moins un truc anachronique comme Hungarian Love Song. L’album est léger comme l’air avec des morceaux comme le doowop de Who Loves You Now, triste et gentiment régressif, ou l’hilarant Domestic Pets, un morceau qui évoque la vie sexuelle des animaux domestiques. Tout ceci n’est évidemment pas très sérieux tout en l’étant infiniment. Le Jazz Butcher reste tout du long une curiosité de l’histoire. Comment un type qui écrit Nothing Special, un morceau à l’élégance inégalée, peut-il n’avoir pas été au pinacle de sa discipline ? Cela restera un mystère et une grande injustice.
L’épopée du Jazz Butcher, qui se prolonge pour les curieux sur une petite dizaine d’albums après ceux-là, est l’une des plus attachantes de l’histoire du rock anglais. Le groupe émarge longtemps chez Creation, avant que Eider et Fish se noient dans l’alcool et ne décident de se séparer pour de bon. Fish recompose un Butcher avec de nouveaux membres et fait durer la sauce, en concerts et en studio, jusqu’au milieu des années 90. Après ça, il met un terme à l’aventure et se réinvente à travers Sumosonic, qui ne fera pas long feu, et depuis quelques années, avec Wilson, un groupe encore plus discret et obscur mais qui compte dans son répertoire… les meilleures chansons du monde. Fish a fêté ses 60 ans cette année.
La destinée de Pat Fish montre que tout le monde n’a pas réussi mais qu’il y a des carrières plus discrètes, moins linéaires (et dirigées vers le sommet) que d’autres qui valent tout autant. La musique du Jazz Butcher a la saveur du rock des premiers temps, des émois du premier âge, des câlins d’ados et des premiers verres. C’est une musique de la chaleur humaine, de l’exaltation, une musique qui passe du rire aux larmes, de la blague vaseuse à la saillie philosophique, de la pamoison religieuse à l’intoxication psychédélique. Il faut un sacré talent pour passer du coq à l’âne et conspirer trente ans à ce niveau d’excellence.
01. Gloop Jiving
02. Jazz Butcher Theme
03. Partytime
04. Bigfoot Motel
05. Sex Engine Thing
06. Chinatown
07. Zombie Love
08. Grey Flannelette
09. La Mer
10. Poisoned By Food
11. Love Kittens
12. Bath Of Bacon
13. Girls Who Keep Goldfish
Disc Two: A Scandal In Bohemia
01. Southern Mark Smith (Big Return)
02. Real Men
03. Soul Happy Hour
04. I Need Meat
05. Just Like Betty Page
06. Marnie (Muscovite Mix)
07. Caroline Wheeler’s Birthday Present
08. Mind Like A Playgroup
09. Girlfriend
10. My Desert
Disc Three: Sex And Travel
01. Big Saturday
02. Holiday
03. Red Pets
04. Only A Rumor
05. President Regan’s Birthday Present
06. What’s The Matter, Boy?
07. Walk With The Devil
08. Down The Drain
Disc Four: Distressed Gentlefolk
01. Falling In Love
02. Big Bad Thing
03. Still In The Kitchen
04. Hungarian Love Song
05. The New World
06. Who Loves You Now?
07. Domestic Animal
08. Buffalo Shame
09. Nothing Special
10. Angels
Meilleur article lu jusqu’à présent sur Pat Fish et JBC.
Merci.
Faust
Bonjour,
Je relis votre article sur le Jazzbutcher après l’avoir découvert à la mort de Pat Fish… Il est à la fois extrêmement touchant et terriblement pertinent et affuté…
Merci d’avoir livré cette fine analyse avec laquelle je suis totalement d’accord… sauf sur un point: j’ai cru comprendre que Pat Fish et Max Eider se sont fâchés avant que The Jazzbutcher n’aille chez Creation. Mais c’est un détail… Merci encore pour tout le reste…!!!