Que faut-il penser de Compton ? Le nouveau Dr Dre, titre à titre

Compton Dr DreOn s’en est voulu de ne pas l’avoir fait pour le dernier Public Enemy, plutôt bien fichu, alors ne boudons pas notre plaisir et payons nous (ça ne coûte pas si cher et ça n’est pas si fréquent malheureusement) une évocation titre à titre de l’album dont on parle partout pour ne pas en dire forcément grand chose : le retour discographique tant attendu, différé, repoussé, annoncé de l’immensément riche et puissant Dr Dre. Histoire de montrer qu’on a fait le travail correctement, on redira ce que tout le monde sait déjà, à savoir que Detox, l’album baleine blanche de Dr Dre a été balancé à la poubelle et ne verra jamais (vous avez dit jamais?) le jour laissant le compteur du docteur bloqué sur deux après le 2001 de 1999 (on se comprend) et son inaugural et magistral The Chronic en 1992. Compton est la bande originale d’un biopic documentaire sur les Niggers With Attitudes, le groupe pionnier de Dre et quasi inventeur du rap gangsta. Du trio NWA originel, Dre est d’une certaine façon le survivant : Eazy-E est mort du SIDA et DJ Yella s’est tenu à l’écart de la musique hip-hop pendant quinze ans pour faire du porno avant de revenir en chaperon discret de la progéniture du précédent. Ice Cube est également de la partie.  Dre a produit tout ce qui se faisait de mieux sur la planète hip-hop et qu’on retrouve d’ailleurs sur cet album depuis Eminem jusqu’à Snoop Doggy Dog en passant par 2Pac et Mary J. Blige. Pour résumer, Compton est un événement musical et d’une certaine manière un petit événement historique. Il n’est finalement pas sans intérêt que l’album soit l’illustration d’un film racontant les débuts du gangsta et situé dans cette ville de la banlieue de Los Angeles. Dre a eu 50 ans en février et il est évident qu’on peut voir bien plus dans cet album qu’un album de plus : c’est une somme, un bilan, une synthèse, une réflexion en mode rétrofuturiste sur le rap de ces trente dernières années. Que Dre soit ou pas le plus grand producteur de l’histoire du hip-hop comme certains le pensent est une hypothèse séduisante, même si on a toujours préféré la loose déconnante de Prince Paul de l’autre côté de l’Amérique. Compton est une fenêtre sur l’Histoire, en plus d’être un foutu album.

1. Intro : On adore ça. Compton démarre par un enregistrement façon Office du Tourisme. Une voix pédagogique retrace l’histoire de ce trou à rats depuis son origine (une certaine idée du rêve américain, ville idéale, soleil et urbanisme) jusqu’à ce qu’il est devenu, c’est à dire le trou du cul de l’Amérique noire, un creuset de violence et de criminalité, un endroit où on peut perdre la vie à tout instant. On est bien dans la bande son d’un film et dans un album… historique à sa façon. Watch out, dirait George Eddy. 

2. Talk About It : Annonce du programme. Je m’en fous. Je suis blindé. J’ai un chèque d’Eminem sur ma table que je n’ai pas eu le temps d’ouvrir. Dre est à la manœuvre et pose son cul sur la table d’emblée. La chanson établit le point de vue. C’est le boss qui vous regarde de haut. Le beat est rude, l’homme est vantard, solide comme le roc. Ça manque peut-être un peu d’unité mais la production est là pour poser l’échelle et établir le (haut) niveau du spectacle. Charge contre les rappeurs en carton et concours de biscotos avec King Mez en appui vocal. Ça n’est pas subtil mais le bonhomme signe son album et rappelle qui il est. Efficace et intelligent.

3. Genocide : Compton est construit sur une trame de tragédie grecque. Cela nous rappelle le magnifique Prince of Thieves de Prince Paul justement en plus sérieux. Ici : exposé des motifs. C’est la merde un peu partout, les rappeurs et les gamins tombent comme des mouches. Le rythme ralentit gravité oblige et Kendrick Lamar fait son numéro de pleureuse survivante avec élégance. La production éclipse clairement le rappeur avec des apports afrobeat intéressants et un chant à poil qui lui doit tout. C’est assez virtuose, plus intéressant qu’efficace, avec à l’arrière-plan ce petit tintement qu’on croit déjà avoir entendu chez De La Soul. Le morceau est plutôt inattendu et original. On ne s’attendait pas à une telle sophistication finalement. Ce sera l’un des traits récurrents de l’album.

4. It’s All On Me : Passage obligé par l’autobiographie en mode soul. Il faut écouter les paroles, sinon on n’y comprend rien. Ça parle des débuts du début, de la rencontre avec Snoop Dog, etc. BJ fait le boulot en crooner à brillantine. Ce n’est pas le genre de morceau qui nous enchante mais Dre l’exécute avec la plus grande application. Disons que c’est un morceau de transition. On est encore dans la scène d’exposition.

5. All In A Day’s Work : Un sample à l’entame façon Black Reindeer et c’est parti pour un très très bon titre emmené par la découverte de cet album en la personne de Anderson .Paak. Ce type qu’on ne connaissait pas a une voix de feu, et établit une connexion sonore directe avec l’histoire des musiques noires. C’est Isaac Hayes en mode hip-hop et cette chanson dégage une classe incroyable. Dr Dre fait pâle figure à côté mais emballe le titre sur sa seconde moitié. Le morceau parle d’aventures plus ou moins licites. On imagine le gars qui se balade dans la rue et file de plans foireux en plans foireux.

6. Darkside/ Gone :  Mode classique pour un typique règlement de comptes entre amis : tu ne pèses rien, je pèse une tonne. J’ai une longévité qui déchire sa race et tu as la durée de vie d’une crotte de bique. Traduction approximative. C’est du déjà entendu mais l’affaire est gérée entre poids très lourds : King Mez et Kendrick qu’on a jamais tellement aimé mais les deux chantent formidablement bien. Ce qui frappe ici finalement, c’est la finesse de la production et le découpage millimétré des séquences. C’est dit, on adore aussi Ambrosius qui est l’une des grands animatrices de ce disque.

7. Loose Cannons : Enfin du son et du sang. On était venu un peu pour ça et il a fallu un peu de temps avant qu’on entende le bruit d’un flingue en train de se charger. De manière surprenante, la chanson ne décrit pas un règlement de comptes entre costauds mais le pétage de plombs d’un lascar qui tire (a priori) sur sa nana après avoir éclaté en larmes. L’album joue la carte du contre-pied et c’est foutrement bien joué. Xzibit fait le job.

8. Issues : Première irruption d’un univers rock qu’on retrouvera plus loin et un titre qui fait notre ordinaire. Ça fait plaisir d’entendre Ice Cube même si ce qu’il raconte n’a pas grand intérêt. Les textes sont un peu faiblards mais le morceau est rythmé et bien foutu. Il y a de la variété avec un remarquable enchaînement des solos et des passages de relais entre les MC qui, s’ils diluent l’émotion et n’aident pas à la cohérence du propos, sont techniquement parfaits. On aime la couche finale de bruits de la rue avec l’hélico notamment.

9. Deep Water : Peut-être l’un des meilleurs morceaux de l’album dans sa construction. La métaphore aquatique est pleinement suivie de bout en bout depuis l’intro jusqu’au final et aux textes. Kendrick Lamar est encore très en vue ici. Ce titre confirme qu’on n’est pas dans un album gangsta et pas non plus dans un truc traditionnel. Le morceau est décousu, sans rythme, construit sur la plainte du type plus que sur la mélodie. En tant que morceau hip-hop, c’est assez avant-gardiste, chose qu’on peut relativiser si on replace le truc dans le contexte d’une bande originale. Le titre s’enchaîne avec le suivant avec beaucoup de naturel pour constituer un maillon fort du disque. Après 8 titres, on est au cœur de l’album et cela s’entend. Dre lance la cavalerie.

10. One Shoot One Kill : C’était de la blague avant. On passe en mode Champions League à partir de là. Retour du rock et c’est une surprise. On se croirait chez NWA et l’invité spécial est Snoop Dogg dans une forme invraisemblable. Ce gars là mérite son rang quand il évolue à ce degré de virtuosité. C’est la quintessence du rap West Coast : c’est crade, ça frappe et ça porte son pantalon très bas sur les fesses. Le morceau dure 3 minutes et 25 secondes mais ils auraient pu aisément le rallonger de 3 ou 4 minutes. On serait coi et sages comme des anges. Les types ne sont pas dupes et parlent de massacrer la concurrence. Ce n’était pas la peine de le souligner.

11. Just Another Day : The Game est l’héritier de Eazy-E et le fils spirituel de Dr Dre. C’est probablement l’un des meilleurs rappeurs en activité et il fait sa seule apparition sur le disque ici aux côtés de Asia Bryant qui est brillante dans le registre chanteuse noire un peu salace et basse de la cuisse. Ce titre est poisseux et sexy comme une bible en rut. On verrait bien ce truc illustrer un Spike Lee façon Do The Right Thing. C’est chaud et lourd de sous-entendus. Un très bon morceau qu’on réécoutera avec un immense plaisir par temps de canicule. On sent toute la tension et la lourdeur du climat local. Il y a de la sueur sur la peau et cela nous prépare pour la suite. 

12. For The Love of Money : Le titre démarre un peu mollement et puis devient sympathique. Ça parle de fric : ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, des portes qu’il ouvre et des manières de s’en passer pour pécho des filles. C’est un bon morceau d’ambiance mais qui ne présente pas d’intérêt particulier. Heureusement qu’il y a toujours le fabuleux Anderson .Paak qui traîne dans le coin pour donner du relief à tout ça. Ce n’est pas un très bon titre selon les standards de Dre et clairement l’un des titres dispensables de l’album.

13. Satisfiction : On se demande d’abord ce qui est arrivé à Ambrosius ici. Ça démarre sur un faux rythme funk avec des vocaux trafiqués et puis il y a Snoop Dogg qui vient faire un petit numéro et cabotiner à l’arrière-plan sans beaucoup de conviction. Le morceau est amusant mais pas décisif. Après une bonne séquence, on est ici dans un petit creux qualitatif. C’est la faiblesse de l’album : le crescendo qu’on sentait grimper depuis le début est interrompu après le titre 11 et ça mouline un peu dans la semoule depuis. Côté textes, même chose, on ne sait pas trop où tout ça va nous mener.

14. Animals : Le titre est reposant, mi-pop, mi-soul et se pose en plaidoyer pro domo : les barbares n’en sont pas, il faut faire preuve de compassion. On peut sortir du ghetto où il y a aussi de bons petits gars. Le message est attendu et exposé superbement par notre désormais chouchou Anderson .Paak. Le californien qui a signé son premier album, Venice, en 2014 est la grande star de cet album. Métis noir coréen, .Paak propose une voix originale entre un hip-hop agressif et sa veine soul RnB. D’une certaine façon, il résume à lui seul l’histoire du gangsta. Sa carrière devrait être sacrément boostée par cet album. Dr Dre est un incroyable éleveur de talents. 

15. Medicine Man : Dre a réservé le morceau de choix de l’album pour sa toute fin. Si on doit écouter un seul titre de l’album, c’est bien celui-ci. On retrouve Anderson .Paak et Candice Pillay (qu’il ne faut pas oublier de saluer ici, elle est parfaite) à l’exposition, avant qu’Eminem n’emporte tout sur les deux minutes suivantes. Oh bon sang, se dit-on à la 1ère écoute. Ce rap est incroyable, insensé. Comment est-il possible de réaliser une telle prouesse ? Le rap est vraiment comme le foot : un sport à deux vitesses. Eminem, lorsqu’il évolue à ce niveau, se tient à deux ou trois niveaux au dessus de tout le monde. La chanson parle de trouver sa propre voie, de ne pas se laisser influencer. C’est la prescription du Dr Dre. Eminem est bien entendu le bon choix lorsqu’il s’agit de parler de liberté d’expression et d’absence de limites. Le gars a tout osé. Mais c’est la manière qui époustoufle ici. La production fait le job mais on s’en fout un peu. Ce gars est un ouragan. Le morceau survivra à l’album et s’écoutera dans les écoles de rap dans les trois cents prochaines années.

16. Talking To My Diary : Clap de fin. Dre pose cette conclusion assez didactique lui-même. C’est le bilan d’une vie, ce que j’ai fait, qui j’ai aimé, mes valeurs. Et c’est beau et bien fichu. Un titre sincère, intime presque et qui referme logiquement un album qui comporte une large part autobiographique. Après un coup de mou de 2 ou 3 titres, Compton est remonté en flèche sur son dernier trio de tracks et réussit de fait à sauver la mise. 

L’analyse titre à titre est parfois un peu trompeuse et enlève souvent au tout sa cohérence. Compton n’est pas l’album du siècle : il ne révolutionne rien du tout. Mais c’est tout de même une sacrée collection de morceaux, au spectre très large et qui donne une excellente représentation des courants, des tendances, et de l’histoire du hip-hop tout court. Les featurings font beaucoup pour la qualité de l’ensemble et révèlent l’immense talent de Dre pour assembler une équipe qui gagne. Entre les « vieux » qui impressionnent comme Eminem ou Snoop Dog, les jeunes pousses, les filles (Ambrosius, Pillay), les hommes, les stars installées comme Kendrick Lamar, l’amalgame est assez époustouflant. Compton reste un peu moins original sur sa trame narrative, sur ses textes et son « message ». On trouve ce qu’on attendait, à savoir un parcours de vie qu’on connaissait et qui s’avère finalement sans surprise. Cela n’enlève à peu près à ce disque qui a aussi le mérite de pouvoir plaire aux fans de la 1ère heure comme aux nouveaux venus. Avec le film associé, on peut supposer que cette bande son constituera une porte d’entrée royale pour les jeunes qui veulent savoir de quoi le hip-hop retourne. Pour ceux qui sont rétifs à ce genre de musique, Compton est une bonne introduction. Dre a réussi son pari.

(Rappel : l’album est en écoute sur itunes. Le film Straight Outta Compton qu’il illustre sortira en France le 16 septembre.)

 

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