Quand les Rita Mitsouko rencontraient Godard

Rita MitsoukoSoigne ta droite de JLG fêtera ses 30 ans en décembre. L’occasion de revenir sur l’union entre Godard et les Rita Mitsouko, commencée en 85 pour une sortie française en décembre 87. Une histoire d’A. qui finit bien (pour nous).

Pour Godard, on ne sait trop de quelle envie précise démarre Soigne ta droite : filmer les Rita Mitsouko en plein enregistrement de leur second album (The No Comprendo), ou bien lancer un projet en compagnie de Jacques Villeret. Ce dernier expliquait, en 87 pour Les Cahiers du Cinéma, qu’« il y avait l’envie de parler de Beckett, Godard et moi, un jour devant une saucisse de Strasbourg et deux œufs au plat (pour Godard) et un jambon beurre (pour moi) ».

Une idée (non tournée) vit même le jour : Villeret et Godard (tous deux acteurs) incarnant un duo policier composé d’un individu de gauche et l’autre de droite – une façon, pour JLG, imagine-t-on, de poser un regard amusé sur les années mitterrandiennes. Soigne ta droite comporte encore certaines bribes de ce projet puisque, outre Villeret en alter ego godardien, JLG y interprète une version contemporaine du prince Mychkine dostoïevskien. Sauf qu’entre-temps, les Rita Mitsouko sont apparus.

Durant plusieurs jours, Godard pose sa caméra dans le petit studio parisien dans lequel Fred et Catherine assemblent les chansons du No Comprendo. Dans le film, on en voit finalement assez peu, et ce que l’on voit ne dévie guère de n’importe quel musicien au travail (prises voix, plus ou moins de delay, rythmiques à construire). Pas un problème tant l’enjeu du film embrase, avec une incroyable acuité prophétique, bien plus qu’un groupe en studio mais le parfum d’une époque.

En 68, Godard, dans l’important One + One, captait, en plans-séquences, les Rolling Stones en train de composer (plutôt difficilement) l’hymne Sympathy for the Devil. Le contexte était alors différent : dans les sixties, JLG, à sa façon, détenait la même carrure rock-star que Jagger et Richards. Le cinéaste et le groupe se plaçaient donc sur un même pied d’égalité, cousins contestataires, pourfendeurs de formes visuelles ou sonores.

En 85, lorsque Godard décide de rejoindre les Rita Mitsouko, il y a certes une correspondance, une reconnaissance parfois, mais l’angle est dorénavant celui d’un patriarche qui rend compte d’une jeunesse française. Et de ce point de vue, Godard soupçonnait-il, après avoir entendu (et vu) le titre Marcia Baïla et sa vidéo signée Philippe Gautier, que Chichin et Ringer, pour leur second disque, allaient représenter la France des années 80 ? Que les Rita, totalement en phase avec les grandes questions sociales d’antan, s’apprêtaient à sortir un disque emblématique ? Sans doute…

On imagine également un Godard touché, voire intrigué, par l’artisanat d’un couple d’artistes. Car Soigne ta droite ne fut pas conçu autrement que le No Comprendo : un homme et sa compagne (Godard / Miéville, Chichin / Ringer) prennent le temps (artistiquement, financièrement) de bâtir un nouveau segment à leur œuvre. Chez Godard, la séquence, du moins dans Soigne ta droite, est l’équivalent d’une chanson. Et comme chez tous bons musiciens, l’assemblage dessine non pas un sens global mais des entrelacs, des liens tenus, des variations existentielles ou philosophiques.

Enfin, il y a cette idée godardienne (une obsession chez lui durant les années 80) qui consistait à montrer le travail. Non pas commenter, juger ou dénoncer : juste montrer. Et chez Godard, si une femme est une femme, un travail est un travail : pointer à l’usine, faire des films, composer un disque de rock, du pareil au même car chaque emploi suppose des principes similaires : le rapport à l’argent, la nécessité du manuel (actionner le levier d’une machine, toucher les cordes d’une guitare, poser la caméra sur son pied). Soigne ta droite : petit commerce d’un groupe de rock français qui touche ses instruments.

Cette jeunesse représentée (par Fred et Catherine) appartient évidemment à un ensemble. Dans Soigne ta droite, d’autres parties morcelées s’ajoutent au segment Mitsouko : Villeret en benêt, Galabru et Lavanant en pilotes d’avion, Godard en cinéaste qui doit tourner un film en une journée… L’ensemble ne dépeint pourtant jamais une ligne droite où, in fine, chaque chose détiendrait un lien de cause à effet (comme hier dans Passion et Prénom Carmen). Lorsque tous les individus se retrouvent à la fin du film (Galabru, les Rita, Villeret), c’est pour se disputer et marchander les droits de Soigne ta droite. Sauf que le plan est tourné en plongée (autrement dit : entre ciel et terre – le sous-titre du film étant « Une place sur la terre »). Soigne ta droite insiste sur cette « place sur terre » qu’il faut trouver : dans un avion, en studio, à Wimbledon, avec un producteur qui dit « non » à tout… Dans les nuages, surtout.

De l’absurdité beckettienne (souhaitée, à l’origine, par Villeret), Soigne ta droite en extirpe un loufoque, du Jerry Lewis ou du Tati (c’est incontestablement l’un des films les plus drôles de Godard), qui ferait des Rita Mitsouko une marque d’intégrité en pleine époque consumériste ou joyeusement dépressive. La « place sur terre », c’est la jeunesse, la relève. Donc, en 85/87, Catherine et Fred. Godard voyait (voit toujours en 2017) bien plus loin que son âge et notre époque.

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