[Chanson Culte #8] – With or Without You, le morceau qui a inventé U2

U2 - With or Without YouIl y a quelques jours de cela U2 a annoncé une méga tournée des stades consacrée (principalement) à célébrer l’anniversaire du Joshua Tree, l’album qui a fait du groupe l’un des plus importants de la planète rock, sorti le 9 mars 1987 et qui fêtera donc ses 30 ans cette année. Avec des concerts immédiatement complets un peu partout sur la planète et des places vendues à des prix qu’on peut trouver exorbitants, U2 devrait confirmer, avec cette tournée (la sortie d’un nouvel album ayant été différée dans le même mouvement) qu’il n’est pas loin d’être le groupe le plus rentable et le plus célèbre du monde, après (ou avant) les Rolling Stones. A l’échelle du groupe, The Joshua Tree était à l’époque le cinquième album, c’est-à-dire assez loin d’être un potentiel album de la consécration, celle-ci étant arrivée techniquement et artistiquement bien avant. Si Boy a été un mini-four en 1980 et October un pas en arrière, U2 se relève commercialement dès 1983 avec l’album War, propulsé par ses deux singles locomotives Sunday Bloody Sunday et New Year’s Day. A partir de cette époque, U2 peut être considéré comme un groupe populaire mais pas encore mainstream. La musique de Bono et de ses hommes relève du rock héroïque. Le son est dopé par la production musclée de Steve Lillywhite et se caractérise par un côté direct, engagé et relativement agressif. En 1984, The Unforgettable Fire vient corriger la trajectoire du groupe Dublinois. Lanois et Eno prennent les clés du studio et, alors qu’ils attirent le groupe vers plus d’apaisement et d’expérimentation, vont gentiment et presque paradoxalement « domestiquer » la fabuleuse machine de guerre sonique qu’est le groupe pour en faire la franchise qui fructifiera avec The Joshua Tree.

Un titre qui n’aurait jamais dû exister

Bono a souvent dit qu’il n’y aurait jamais eu The Joshua Tree sans The Unforgettable Fire et il n’a pas tort. Mais y aurait-il eu U2 tout court, tel qu’on connaît le groupe aujourd’hui sans With Or Without You ? Rien n’est moins sûr. S’il paraît absurde de considérer que ce seul titre aura suffi à faire de U2 ce qu’il est, il est indéniable que c’est l’immense succès du single, diffusé sur les ondes en éclaireur quelques semaines avant la sortie officielle de The Joshua Tree, qui va travailler le terrain et les oreilles pour permettre à Bono de dominer l’année 1987 au box-office. Il est indéniable que c’est la puissance, l’efficacité, le caractère fédérateur mais aussi énigmatique de ce seul morceau qui vont à eux seuls réussir à transformer le statut du groupe pour le faire entrer définitivement dans le club restreint des superpuissances mainstream.

Stratégiquement, la sortie de With Or Without You est une affaire intime. Le morceau apparaît en 1985 parmi les pistes de travail accumulées par Bono durant la tournée de l’album précédent. Le squelette de la chanson se résume alors à une série d’accords répétitifs qui n’emballent personne et qui relèvent d’un rock classique un peu désuet. Quelques mois plus tard, en 1986, alors que le groupe se réunit à Dublin pour enregistrer The Joshua Tree, la chanson réapparaît mais encore une fois ne convainc personne. La rythmique pose problème. Le groupe tente de fortifier la basse puis remplace la boîte à rythmes initiale par une forme d’expérimentation rythmique modifiée. The Edge, cantonné dans la démo à jouer un filet de guitare ambient, qualifie le titre d’horrible et tout le monde s’accorde, producteurs compris pour balancer cette affreuse merde et se concentrer sur les vraies chansons qui suivent. Tout le monde ? Ou presque. Car, dans l’entourage du groupe, le Virgin Prunes Gavin Friday, ami d’enfance de Bono et compagnon de route éternel, semble avoir entendu un truc que les autres n’ont pas perçu. Friday sait. Il sait qu’il y a un tube en puissance derrière ce morceau. Il persuade Bono de s’y remettre et de creuser le sillon. Friday réarrange le morceau et, après quelques jours, persuade Bono de présenter son titre une 3ème fois. Eno qui, cette fois, tend l’oreille agrémente la version d’une ligne de clavier semblable au Bad de Michael Jackson mais ne va pas plus loin. Quand l’affaire se dénoue comme par miracle. The Edge a reçu, au moment de l’enregistrement, un nouveau modèle de guitare appelé Infinite Guitar qui permet (pour faire simple) de jouer des notes en mode « sustain », c’est-à-dire avec une fonction de résonance (un résonateur) qui fait vibrer la note comme si elle était mise à distance ou jouée avec un archet. The Edge décide d’utiliser son nouveau jouet sur ce titre honni et abandonne la ligne de guitare discrète du début pour inventer littéralement le morceau. Bono s’attelle au texte et c’est parti.

Le 4 mars 1987 à 11H30, With or Without You est lancé sur les ondes. Ce sera le premier single de l’album mais un single qu’on ne peut acheter en tant que tel que deux semaines après la sortie de The Joshua Tree, soit à partir du 21 mars. L’effet créé par le morceau est instantané. La maison de disques ne souhaitait pas de single avancé et doutait du potentiel du morceau. Le groupe n’était pas sûr de son coup et n’a pas insisté pour avancer le calendrier. Seul Friday avait senti venir le coup. En mai 1987, With or Without You prend la première position des charts américains. Son succès ouvre grand le marché US au groupe, agissant comme un ouvre-boîte pour donner une dimension stratosphérique aux ambitions de Bono et des siens. La critique est quasi unanime et considère le morceau pour ce qu’il est : un morceau de rock à la fois classique mais à travers lequel U2 ne baisse pas son pantalon pour vendre des disques par wagons. Le morceau n’est pas rapide, le premier couplet est quasi en spoken word et l’on ne sait pas bien de quoi parle le texte. With Or Without You invente, sans s’en rendre compte, une formule imbattable. La musique et le chant se répondent et engagent un crescendo émotionnel qui culmine dans un refrain à l’orgasme simultané. La voix de Bono s’y déploie dans tout son registre et parcourt pour l’une des premières fois un chemin qui lui sera habituel (jusqu’à la saturation par la suite) : démarrer en douceur et dans la confession, avant de monter en gamme et de s’époumoner dans un lyrisme forcené et puissant. The Edge sert la soupe à l’arrière-plan avec un jeu à la fois limpide mais qui n’est pas dénué de complexité.

Côté textes, on peut ici voir ce qu’on veut. Et c’est évidemment là aussi un des coups de génie de son auteur. Mais de quoi ça parle ? Pour la plupart des auditeurs, il s’agit d’une chanson d’amour résumée par son refrain : with or without you ? I cant live. Histoire d’amour, histoire de l’amour conjugal, histoire d’une dépendance. Bono explique plus tard qu’il s’agissait déjà d’une interrogation sur la célébrité, le don de soi au travers du groupe, les tensions entre le fait d’avoir une vie d’homme et l’exposition de sa vie publique. Tout le monde s’en tamponne. With or Without You est une chanson romantique ET sacrée. C’est là que réside la clé de la transformation du groupe en une franchise planétaire. Les clous. La poutre dans l’oeil du voisin. L’orage. Pour beaucoup (dont nous), With Or Without You est l’instant où pour la première fois de son histoire, Bono s’aperçoit qu’il peut devenir le Christ, le Messie, un dieu de la pop. La pop du XXème siècle se révèle comme une histoire de religiosité et uniquement de foi en ses capacités à devenir prophète. L’effet religieux est renforcé par la tenue du chanteur : un léger déhanchement mi-Elvis paralysé, mi-Jésus fracassé, une guitare accessoire qui pend sur le côté et qui ne sert à rien, la nudité sous le gilet de cuir sans manches qui évoque la pureté, la sincérité. Le ton est intime, confessionnal. Bono se sert sur un autel, un plateau, ce que l’on veut. Il ne reste plus qu’à le déguster comme on se précipiterait sur l’hostie à la fin du sermon. Pour l’une des premières fois de sa carrière, le parolier réussit à parler de tout en ne parlant de rien en particulier.  Là encore, il n’est pas étonnant que le coup de génie ait été initié par Gavin Friday qui, avec ses Virgin Prunes, avait tout compris de cette nouvelle figure de la pop star bien avant son camarade.

Avec un peu d’aide de ses amis

Jusqu’à présent, Bono se prenait pour un poète, un guerrier, un observateur, un rebelle ou un résistant. Avec With Or Without You, sa posture narrative est modifiée durablement. Il attend, au dessus de la mêlée. Il regarde le lit où il est allongé par le dessus et attend la communion. With Or Without You est une sorte d’anti-thèse de Just Like Heaven de The Cure (qui sort la même année). Bono n’est pas du genre à attendre comme un imbécile en haut de la falaise. Sa voix est si puissante, si charismatique et magique qu’il lui suffit de chanter pour que l’absence se change en présence, que le doute se change en amour, que l’eau se change en vin. Le passeur devient le représentant de Dieu sur Terre. La voix est le medium. A cet égard, With Or Without You, pour son succès mais aussi pour ce qu’elle apprend à Bono sur lui-même est LA chanson clé du groupe, celle qui lui permet de devenir le monstre qu’il est aujourd’hui, tant sur le plan commercial qu’artistique. L’effet d’élévation et de changement de statut est confirmée par l’ajout à la version live du titre d’un couplet qui dit clairement qu’à partir de là, U2 cesse de toucher terre et marche avec les Dieux : « We’ll shine like stars in the summer night/We’ll shine like stars in the winter light/One heart, one hope, one love « 

Il y a des morceaux qui rendent immortels, à moitié fou et immensément riches. With Or Without You, d’où qu’on la prenne, aura changé profondément la face du monde musical et du groupe qui devait devenir grâce à elle, le roi incontesté du rock mainstream pendant les 30 années qui ont suivi. A l’échelle de The Joshua Tree, qui est un carton, le morceau est une exception et une anomalie. C’est la seule chanson qui évolue de cette manière et qui a cette évidence. I Still Havent Found What I’m Looking For est un morceau efficace mais beaucoup plus « normal », influencé par le blues et chanté à hauteur d’homme. Bullet The Blue Sky est une chanson magnifique mais politique. Aucun titre n’a la portée transcendante de With or Without You, sa force messianique.

Devenir Dieu

Il faudra attendre Achtung Baby pour que Bono lui-même tire les enseignements du morceau et revienne en force avec un nouveau personnage incorporant toutes les composantes soulevées par la création quasi accidentelle du morceau qui les a inventés. Pour U2, la réussite musicale ne passe pas tant par l’invention d’un style musical que par la résolution d’un cheminement spirituel. With Or Without You a ouvert la voie d’un ego tout-puissant aux allures de surhomme mais profondément humain et compréhensif. Ce n’est pas un mauvais chemin, d’où qu’on le prenne et quoi qu’on pense de ce qui a suivi.

See the stone set in your eyes
See the thorn twist in your side
I wait for you
Sleight of hand and twist of fate
On a bed of nails she makes me wait
And I wait, without you

With or without you
With or without you

Through the storm we reach the shore
You give it all but I want more
And I’m waiting for you

With or without you
With or without you
I can’t live
With or without you

And you give yourself away
And you give yourself away
And you give
And you give
And you give yourself away

My hands are tied
My body bruised, she’s got me with
Nothing to win and
Nothing left to lose

And you give yourself away
And you give yourself away
And you give
And you give
And you give yourself away

With or without you
With or without you
I can’t live
With or without you
Oh

With or without you
With or without you
I can’t live
With or without you

With or without you

 

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