C’est peut-être dans les textes qu’il faut aller chercher l’évolution majeure de ce nouvel album d’Arab Strap. Délaissant largement ses anciennes thématiques (l’amour, le sexe, la vie au sortir du pub), Aidan Moffat signe avec ce deuxième disque depuis la reformation (créative) du duo Écossais et l’excellent As Days Get Dark, un album qu’on peut qualifier d’observation sociale, dont le regard critique est particulièrement tourné vers l’analyse des travers et perversions attachés aux réseaux sociaux, à la… téléphonie mobile et aux technologies… dans un monde qui va mal. Dit ainsi, cette translation de thématiques intimes vers des analyses sociétales qu’on peut lire partout ailleurs, a de quoi surprendre et effrayer mais le duo s’en tire avec les honneurs, grâce notamment à des arrangements et à une qualité d’écriture qui dépassent de beaucoup le tout venant. Cela ne nous empêchera pas de préférer l’époque où notre jumeau barbu s’offrait une séance de vomi dans un seau Winnie L’ourson ou partait en weekend avec ses potes plutôt que de signer une charge ambiguë et finalement assez transparente sur le portable comme sur le puissant, parfaitement exécuté mais tout de même un peu convenu Sociometer Blues. Ce troisième morceau vient calmer l’enthousiasme soulevé par une entrée en matière spectaculaire et redoutable. Allatonceness dont on a déjà parlé a le côté agressif, direct et rentre dedans d’un The Fall de la grande époque (n’oublions pas que le groupe de Mark E. Smith a toujours été une influence revendiquée de Moffat). Le titre est emmené par une rythmique rudimentaire mais assez géniale, qui se répète avec un régularité maniaque, à peine entrecoupée d’éclaircies tout aussi tonitruantes. La musique rend à la perfection le caractère obsédant, oppressant et en même temps addictif du trafic/harcèlement/trolling en ligne. Dans un registre plus classique, Bliss s’appuie sur une basse archétypale (déjà entendue chez les Écossais) pour pousser la chansonnette électronique dans un univers crépusculaire et terrifiant. On pense (avec un peu d’imagination) au rapport malade et pervers du This Is Hardcore de Pulp. Moffat traite pour le coup la situation de prédation et la transformation de la menace virtuelle en menace IRL avec une vraie maestria et une intensité qui fonctionne parfaitement. Ce I’m totally fine with it don’t give a fuck anymore est tout du long un vrai enchantement mélodique, un exemple parfait de collusion/communion du fond et de la forme où l’on passe de la pop au presque punk en pensant par quelques balades folk. Hide Your Fires et surtout Summer Season renouent avec le personnage « historique » incarné par Moffat, à savoir (désormais) un type barbu, un peu au bord du rouleau et qui s’enfonce dans une vie connectée et vide de chaleur humaine. La chanson déroule un échange de mails sans retour et se termine sur un tableau houellebecquien mêlant biture et désir frustré.
On peut trouver son compte dans le crescendo un peu poussif d’un Molehills bien agité sur son final par la reprise d’un documentaire animalier et se demander à l’écoute de Strawberry Moon si Arab Strap est bien là pour secouer le cocotier pour de bon ou simplement pour dérouler, avec brio, une formule musicale éprouvée depuis The Last Romance, l’album d’avant la rupture. Le syndrôme The National n’a pas encore frappé : celui qui veut qu’avec l’âge et la sagesse, on joue plus lentement et qu’on fasse ce qu’on faisait avant en beaucoup plus chiant. Malcolm/Middleton sont frais et hargneux comme au premier jour, comme si la misère humaine conservait mieux que la chirurgie.
On y retrouve cette expression déjà explorée d’un romantisme à la fois ressuscité (sous une lune complice) mais en même temps usé et un poil barbant. Le disque exprime une grande solitude, une sorte de fatigue existentielle qui semble amplifiée, si pas causée, par la Grande Déprime Sociétale, la pandémie et la dérive des sentiments. On replonge en eaux profondes et 100% Arab Strap avec le magnifique You’re Not There, chanson qui célèbre le « plein dont nous prive le vide/l’absence ». Moffat chante divinement, comme un crooner qui n’aurait plus aucune chance de charmer quelqu’un, une voix-bouteille à la mer qui semble avoir perdu tout espoir d’aimer et s’enivre du simulacre qu’elle rejoue à l’infini.
I watch the skies for you, the corners of my eyes for you
And my hope never dies for you, but you’re not there
I still confide in you, I sleep on the right side for you
And if I must, abide for you, but you’re not there
You’re not there
Il y a dès lors et sur une bonne partie de cet album une sorte de comique de répétition qui s’installe et interprète en boucle une danse de l’échec sacrée. Les textes s’amusent presque de la situation mais reviennent à chaque fois se heurter sur une vaine et dérisoire tragédie, à l’image de la fin dramatique du narrateur de Safe & Well, voisin-fantôme harcelé et vraisemblablement suicidé dans l’indifférence générale, revenu hanter son quartier. Le seul espoir qui se présente consiste à se jeter dans le puits, à mourir ou à s’oublier l’espace d’une nuit en compagnie d’anciens démons. Dreg Queen est notre titre préféré (pour le moment), une chanson d’abandon et qui est l’une des seules à proposer un échappatoire. On ne sait pas trop si le narrateur (un homme) s’envoie en l’air (se drogue, se murge,…) avec un ami ou une rencontre (masculine) d’un soir, mais il y a dans cet abandon volontaire et radical plus de liberté et de perspectives que dans tout le reste du disque. La noirceur au bout de la noirceur…. et peut-être la lumière ou le bout du tunnel.. taupin.
Hold on to me, let go your love
Let’s cut right through this city
We are ungrown, we are reloved
And the clocks can’t stop us
Remember when, forget your faith
We’ll dance right through this city
We’ll sink so low, we’ll rise above
Toucher le fond pour ressortir de l’autre côté. On y croit à demi. Turn Off The Light n’est pas plus explicite et conclut cette sorte de Voyage Au Bout de La Nuit 2.0 où après s’être égaré, l’être humain se recompose après avoir renoué avec ses anciens vices (le sexe, l’alcool). Si le mouvement est parfaitement agencé, l’ensemble est si sombre, si empli de désarroi, si désorienté qu’un sentiment de peine, de douleur et de petitesse ne nous quitte pas longtemps après l’écoute. La musique d’Arab Strap avait jusqu’ici préservé chez l’homme (chez le chanteur, chez celui qui écoute) une forme de naïveté et de grandeur populaire/masculine dans la débâcle, qui a disparu. L’héroïsme n’y est plus. Il reste à celui qui écoute à tenter de se recomposer un « espoir »/une « espérance » en croyant simplement et comme s’il s’agissait d’une pensée magique à la « valeur de l’homme » pour ce qu’il est. I’m Totally Fine With It Don’t Give a Fuck Anymore est bâti tout entier contre son titre (contre les émojis qui l’accompagnent), exprimant rigoureusement tout le contraire : je ne peux pas aller plus mal mais je m’en préoccupe encore un peu. Tout est foutu mais ça peut encore s’arranger. Middleton et Moffat sont devenus à peu près aussi cools, classes, brillants et anarchistes que Terence Hill et Bud Spencer. Quand il faut y aller, il faut y aller.
02. Bliss
03. Sociometer Blues
04. Hide Your Fires
05. Summer Season
06. Molehills
07. Strawberry Moon
08. You’re Not There
09. Haven’t You Heard
10. Safe & Well
11. Dreg Queen
12. Turn Off The Light
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