Avec la disparition de Damo Suzuki, c’est peut-être bien le XXe siècle musical qui s’achève. Le chanteur japonais, né en 1950, quelques années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, incarnait à merveille le contexte de liberté, de fluidité et d’universalisme dans lequel s’est développé l’art durant la seconde moitié du siècle. Damo (qui s’appelait en réalité Kenji) était le fils d’un architecte et d’une femme au foyer de la banlieue de Tokyo. Après le décès de son père (alors qu’il n’avait que 5 ans), le jeune homme suivit une éducation libérale, au point de quitter le Japon dès 17 ans afin de parcourir le monde guitare en main. Hippie dans l’âme, Damo (surnom dont il hérita mystérieusement alors qu’il se trouvait en Suède circa 1968) navigua de part le monde et passa du temps en Europe, vivant de peu. Le jeune homme jouait assez mal de son instrument, dessinait sur le sol à la craie pour glaner quelques pièces, passait du temps dans des communautés accueillantes. C’est en 1970 qu’il est sollicité alors qu’il se trouve en Allemagne par les membres de Can (qu’il a croisés peu avant dans les rues de Munich) pour intégrer le groupe. Pendant un peu plus de trois ans (et autant d’albums), il signe avec eux un mandat de chanteur volant qui marquera profondément la face des musiques contemporaines. Damo Suzuki devient chanteur-instrument, incarnation absolue de la liberté et de la puissance du verbe, quasi joycien, anglais, japonais et imaginaire, hermétique et en même temps hautement signifiant, ultramoderne, qui fait couler le jazz, le rock, le temps entre les syllabes hululées. Le chant de Damo Suzuki dépasse les genres et s’écoule dans un équilibre inégalé entre grâce, déchirure existentielle et caresse esthétique. Il définit à lui seul un espace où la modernité se niche pleine d’espérance, humaniste, universaliste mais également marquée par la sensibilité historique et les drames/fractures du passé. Suzuki est hippie, psychédélique, jazz. Il chante depuis les années 30, le free jazz jusqu’au punk, à la soul. Il est LA musique d’aujourd’hui dans ses pouvoirs terrestres et extraterrestres. La musique de Can contient, sur trois albums, à peu près tout ce qui viendra. Elle respire l’adaptation, mêle la minéralité des éléments et l’organique, communique avec les forces de la nature et de l’esprit.
Après trois années au sein du groupe, Damo Suzuki s’échappe. Rien ne le retient. Il a fait le tour de ce à quoi le futur va ressembler. Il a lu tous les livres. Après une décennie consacrée à Jéhovah (et à sa femme de l’époque), Suzuki revient à la musique dans les années 1983-84. Il met en scène la liberté de son chant, celle d’aller et venir et de respirer l’instant. Ce qui vient est irracontable : il se mêle, il féconde, ensemence, enchante. Dunkelziffer (en mode hip-hop), en solo, avec Damo Suzuki’s Network, un groupe structure qui agit en réseau, dès la fin des années 90, Suzuki devient un agent actif, un chanteur neuronal. Il se produit là où il se trouve, s’associe à des musiciens de passage pour des prestations instantanées qui ne sont pas sans rappeler la démarche de Tony Allen et Jeff Mills, Tomorrow The Harvest, dont on parlait il y a peu.
Suzuki dépasse le modèle du disque pour privilégier le présent et l’art de la circulation. Sa mort sonne la fin, le dépassement du siècle finissant, du cadre d’exécution traditionnel au profit du pur mouvement, de la seule sensation fugitive de la voix et de l’ombre qui ouvrent une brèche dans le réel pour le déborder de tous les côtés. On a sélectionné ci-dessous quelques travaux du fugitif…qui permettent d’appréhender l’insaisissable. Grâce à lui, la musique s’est évaporée, dispersée, au point peut-être de disparaître et de ne plus avoir de durée. Début et fin, célébrées au même instant.
1. Damo Suzuki avec Black Midi (2018)
C’est peut-être le dernier grand disque de Damo Suzuki, enregistré avec le jeune groupe qui, à ce moment là, n’a même pas encore sorti son premier album. L’association est phénoménale et fonctionne sans doute aussi bien parce que Black Midi est sans conteste le groupe qui dispose de la meilleure section rythmique du marché. 100% impro.
2. Damo Suzuki & Dead Sea Apes (2010)
Dix ans auparavant, Suzuki s’associe au Dead Sea Apes, un groupe instrumental de Manchester, qui rappelle beaucoup Can. L’une des grandes performances de ses années 2000-2010, émouvante, progressive et bouleversante.
3. Damo Suzuki’s Network – Metaphysical Transfer (Give Me More Light – 2001)
On aime beaucoup (dix ans avant), l’album Metaphysical Transfer qui fait le lien entre le Damo Suzuki corporel et organique des années Can et celui qui revient de son exil Jéhovah, plus spirituel, plus abstrait. On pense au même moment aux travaux d’un Genesis P-Orridge avec ses Psychic TV. L’enjeu est le même : réunir les mondes, fusionner les temps, les époques. Enfanter de la grande communion entre l’âme et l’instinct.
4. Damo Suzuki et Dunkelziffer (1984)
Le retour de Suzuki au milieu des années 80 se fait, entre autres, à travers trois disques sous la bannière de Dunkelziffer, un groupe allemand qui officie dans l’esprit baba, avec des rythmiques ethniques (africaines), mais aussi de forts accents reggae. Suzuki y retrouve notamment Jaki Libezeit, le batteur culte de Can. Le résultat n’a pas toujours très bien vieilli et sonne très années 80.
5. Can – Mushroom (1971)
On ne va pas commenter les trois albums enregistrés avec Can. Ils appartiennent à l’histoire.
6. Can – Mother Sky (1970)
7. Can – Vitamin C (1972)
8. Stephen Malkmus – I’m So Green (2013)
Histoire de s’amuser, on a intégré cette version de I’m So Green, tiré de Ege Bamyasi (1972), dans une réinterprétation par Stephen Malkmus, le chanteur de Pavement, donnée live à Cologne pour les 40 ans du disque. L’album complet est encore disponible et avait été pressé en vinyle pour le Record Store Day 2013. Collector de très bon niveau.
9. Can – Moonshake (1973)
Il ne faut pas négliger Future Days qui est le 3ème album enregistré par Can avec Suzuki. Le ton est plus relâché, la musique déjà plus cool. Can cherche à faire autre chose, se tourne déjà vers le reggae, vers d’autres continents sonores. Le morceau Spray met très en avant le chant de Suzuki mais on a un petit faible pour Moonshake qui est l’un des titres les plus pop du Japonais.
10. The Fall – Damo Suzuki
On termine par le plus bel hommage en chanson rendu au chanteur de Can. 1985. This Nation’s Saving Grace. Mark E. Smith ne se contente pas d’honorer le chanteur de Can qui, à l’époque, a presque disparu des radars… Il le raconte mieux que personne et en saisit toute la profondeur. Le morceau est calqué sur plusieurs titres de Can, composé par Brix Smith et l’excellent batteur Karl Burns. C’est de loin le meilleur portrait qu’on peut faire de l’art de Damo Suzuki.
Generous of lyric, Jehovah’s Witness
Stands in Cologne Marktplatz
Drums come in
When the drums come in fast
Drums to shock, into brass evil
What have you got in that paper bag?
Is it a dose of Vitamin C?
Ain’t got no time for Western lesson
I am Damo Suzuki
The park alight with acid rain
Give it to me, danke, every day
Who is Mr. Herr Stockhausen?
Introduce me
I’m Damo Suzuki
Soundtracks, Soundtracks
Melched together, the lights
The lights above you
Listener was in cahoots with Fritz Lieber
And read him every day
Recipe for fear gas, amount of salt ash
I put by cup of meine fire, okay
I have no time for Western lesson
I am Damo Suzuki
May we go back to days pre-Virgin
Cannot get on clear vinyl
The handle that was brass, is now brass evil
The rock that was an egg, is in wrong cradle
The hand that cradles the rock, makes egg gooey
I am Damo Suzuki
Is this West latent pattern?
Run it, says Damo’s spirit
Is this lesser European?
Speak it, says Damo’s spirit
I am Damo Suzuki