Fragments / Amasia
[Pyramids Records]

7.9 Note de l'Auteur
7.9

Fragments * Flobath - AmasiaÇa n’est pas une nouveauté, la Bretagne regorge de traditions ancestrales mais il faut croire que les musiciens du cru cherchent à s’en créer de nouvelles. Rien d’inédit, mais une tendance forte ces dernières années à monter des projets hybrides mêlant de diverses façons musique et arts visuels, quels qu’ils soient. Qu’il s’agisse du talentueux Ô Lake jouant sur Gerry de Gus Van Sant ou le formidable Fargo des frères Cohen impeccablement mis en musique sur Songs For Marge par Fragments, déjà eux ou encore des BD concerts comme Totorro & Friend s’attaquant au caustique Et Si L’Amour C’Etait Aimer de Fabcarro dont la version disque devrait prochainement voir le jour ou encore les brestois de Mnemotechnic + Poing (François Joncour) s’attaquant au brûlot Algues Vertes, L’Histoire Interdite, on ne compte plus les projets dont on se demande sur le papier où ils veulent en venir mais qui pour la plupart s’imposent assez naturellement une fois sur scène. Il faut dire que ce retour aux sources du cinéma muet sur lequel un simple pianiste jouait en direct à chaque représentation n’a rien de surprenant à une époque où les musiciens doivent multiplier les projets, si possibles subventionnés, pour espérer vivre de leur art en touchant un public élargi. C’est aussi que ces projets sont dorénavant rendus plus facilement accessibles par la technique qui permet de scénographier à peu de frais la présence en live de groupes pour lesquels « faire le show » n’est ni la première qualité, ni la principale préoccupation.

Avec Amasia, les nantais de Fragments vont donc plus loin en associant leur démarche créative à une œuvre originale réalisée par l’illustrateur Florian Mallet, plus connu sous le nom de Flobath. Issus d’un tri fait dans une somme de démos intimes et confinées, l’album s’est rapidement avéré incomplet aux yeux d’un groupe profondément marqué par son travail autour de Fargo, lui aussi fortement perturbé pendant 2 années. Ils se sont alors tournés vers Flobath, néo-nantais dont les expositions commençaient à remplir les lieux alternatifs de la ville et dont l’univers semblait pouvoir correspondre à la direction que prenaient les thèmes musicaux en cours de maturation. S’instaure alors un dialogue entre les titres et les illustrations tandis que l’attelage réfléchit au meilleur moyen de mettre tout cela en valeur. Ce sera donc un livre-CD, 11 morceaux, 11 illustrations couleur en format paysage qui inspirent à chaque pièce son titre, le tout magnifiquement emballé dans une couverture sérigraphiée noir et argent. On le sait depuis longtemps et les brestois de Too Good To Be True nous le rappellent à chaque sortie : oui, le CD peut aussi être un objet magnifique.

Dans un futur proche, une rupture écologique a redistribué les cartes de la biodiversité. La nature reprend ses droits, les populations ont migré vers l’hémisphère sud tandis que les mégalopoles du XXIe siècle ont été désertées et sont devenues des villes friches. Quelques années plus tard, des explorateurs ont tiré profit d’une accalmie pour cartographier les espaces inexplorés.

Voilà pour l’entrée en matière ; une anticipation malheureusement plus complétement fantaisiste qui donne une tonalité à la fois inquiétante mais pas si sombre que cela à une œuvre décidemment singulière. Amasia est donc le nom de cette expédition qui part à la recherche des traces d’un passé, celui de notre humanité actuelle, dont on ne sait pas vraiment ce qu’il peut rester, sinon des lieux emblématiques qui alimentent la cartographie en donnant leur nom puisé dans le registre souvent poétique de la géographie à chacune de ces étapes. L’expérience d’écoute et de lecture rappelle à bien des égards le très réussi La Femme de Barbara Carlotti et Christophe Blain et la dépasse même car au lieu de se laisser guider par le texte, face à cette œuvre mutique, c’est à chaque imagination de construire sa propre histoire dont musique et dessin ne dressent que les contours. Sur les traits à la fois sauvages et précis de Flobath, la musique de Fragments explore de nouveau sa capacité à forger une unicité de ton dont le caractère immersif est total : on devient sans peine un membre de cette expédition au confins de l’ancien monde connu. Remontant des tropiques aux contrées arctiques puis s’enfonçant vers des terres continentales transformées, on découvre entre craintes et émerveillement ce qu’il en reste.

L’œuvre, à sa façon militante, s’inscrit dans la lignée des grands opus électroniques des années 70 au premier rang desquels il serait impossible de ne pas évoquer le parrainage à bien des points de vue d’Oxygène (1976) et d’Equinoxe (1978) de Jean-Michel Jarre, mais aussi de Rubycon (1974) ou Stratosfear (1976) des allemands de Tangerine Dream, des disques majeurs empreints eux aussi de considérations humanistes et écologiques à une époque où seuls une poignée de doux-dingues fortement desservis par une imagerie post-hippie tentaient d’alerter sur ce qui, près de 50 ans plus tard est enfin, tardivement, devenu un enjeu majeur. Plus près de nous, c’est probablement du côté de Boards Of Canada que Fragments, trio claviers/batterie, puise une partie de ses influences, notamment cette façon d’allier une musique puissamment synthétique mais fortement humanisée avec un travail assez remarquable sur les rythmes comme sur Pinacle. Loin d’une quelconque forme d’ascétisme, les morceaux empilent les couches et les structures pour construire un paysage foisonnant comme l’interaction géographique de l’homme et de la nature. S’il est entendu depuis longtemps que l’humanité n’a pas forcément su se montrer respectueuse avec son environnement, on sait aussi qu’en toute intelligence, cette cohabitation peut s’avérer harmonieuse.

Dessins et musique s’accordent en symbiose, soufflant le chaud et le froid, dans l’usage des couleurs comme dans celui des textures sonores. L’approche de l’Île Fantôme en introduction est inquiétante avec son drone tourbillonnant alors qu’il faut traverser des eaux pleines de mystères. Au moment du débarquement, le calme, que va-t-il se passer ? Puis l’exploration commence et le morceau s’emballe, presque martial dans un mélange d’inquiétude et d’excitation. Ainsi va Amasia : la plupart des morceaux construits sur un modèle proche jouent sur cette ambivalence entre crainte et euphorie et c’est sans doute ici que le disque pêche un peu. Bien que finement construit, riche comme une odyssée synthétique et rythmique qui n’a aucune peine à emballer l’auditeur-lecteur, les territoires musicaux, à l’inverse de ceux imaginés par Flobath sont souvent trop linéaires et les reliefs convenus. Amasia explore les océans et les plaines, s’approche de quelques volcans mais oublie les hauts reliefs et pas plus que l’expédition le disque n’atteint les sommets. On aurait aimé, dans une telle œuvre, dans cette aventure prometteuse, gravir avec Fragments un pic vertigineux, indépassable, qui nous aurait coupé le souffle. Seuls deux morceaux viennent rompre quelque peu l’unicité du voyage en proposant une instrumentation un peu différente mais toujours dans un format entendu : Taïga plus rock et organique avec notamment une superbe guitare marquée du sceau de Thomas Poli co-responsable de l’enregistrement du disque ou Méandres et son joli piano qui rappelle que Fragments fut aussi le premier groupe de Sylvain Texier d’Ô Lake / The Last Morning Soundtrack.

Tout cela ne doit en rien gâcher le plaisir d’écoute, de lecture et d’imagination qui saisit l’explorateur amateur embarqué avec l’équipe d’Amasia. Livre-disque débordant de créativité, il contribue à sa façon à ramener l’auditeur dans un état de concentration contemplative qui devrait, à bien y réfléchir, être accordée aux œuvres musicales comme on l’accorde sans se poser de question au cinéma, au théâtre, à la danse ou aux expositions. Même si le disque ne nous emmène pas vers des sommets d’exaltation, l’œuvre est suffisamment belle et originale pour retenir l’attention et rappelle pourquoi tenir un bel objet entre les mains en écoutant son alter-ego musical dans des conditions optimales est une expérience qui ne pourra jamais disparaitre. Voilà bien quelque chose que les explorateurs de demain n’auront pas à rechercher.

Le making-of

Tracklist
01. Île Fantôme
02. Plateau
03. Undae
04. Pinacle
05. Caldeira
06. Isthme
07. Inlandsis
08. Toundra
09. Taïga
10. Maar
11. Méandres
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