Est-ce qu’un groupe qui s’adoucit quelque peu et décroche la timbale du succès devient immanquablement moins bon, moins intéressant ? La règle est presque toujours vraie, presque. Il n’aura pas fallu attendre très longtemps de toute façon avant qu’un certain nombre de fans et de critiques dénoncent l’affadissement des Idles, entrés en scène de manière tonitruante en 2017 avec l’album Brutalism. Six ans plus tard, le groupe de Bristol a semé rien moins que quatre albums critiquables mais qui constituent l’une des œuvres les plus percutantes et abouties de la période. TANGK, disque 5, ne fait finalement que rappeler tout du long à quel point ce groupe est passionnant. Un tantinet moins engagé et rentre-dedans que ses deux prédécesseurs, TANGK, a pour thème officiel l’amour sous toutes ses formes. Contrairement à ce que cela pourrait annoncer, ce « concept » ne change en rien la bande de Joe Talbot en une sorte de Coldplay post-punk. Cela donne pourtant de vraies love songs, touchantes et impeccables, à l’image de l’excellent Roy, qui s’impose sur une succession de couplets aux textes directs et atypiques, mais qui sont judicieusement contrebalancés, dans leur violence, par un refrain quasi guimauve.
Baby, baby, baby
Baby, baby, babe
Baby, baby, baby
I’m a smart man, but I’m dumb for you
C’est toute l’ambiguïté et le génie de ce disque qui mine de rien réussit à concilier les contraires : une sorte de sauvagerie punk, de rage contenue sous un vernis de rock mainstream et de beauté académique. Le recours au piano/clavier est la martingale préférée des Anglais pour calmer le jeu. C’est ainsi, comme souvent, que démarre le disque sur Idea 01, et ainsi qu’il se présente à nous sur le gentiment triste et affligé, A Gospel. Talbot y pleurniche en invitant sa copine à effacer son numéro et à l’oublier… s’il est si méchant. C’est un titre qui pour le coup aurait fait l’affaire de Chris Martin, tête de turc et double inversé du chanteur, mais qui ne se conçoit qu’au sein d’un ensemble plus large qui ne fait que couiner. Car, avec l’aide de Nigel Godrich et du producteur simili beatmaker américain Kenny Beats, les Idles bénéficient souvent d’une rampe de lancement sonique, sèche et inspirée. On avait pu se rendre compte de ça sur l’un des premiers singles révélés au public, l’épatant Dancer, qui ferait passer les Sleaford Mods pour la Compagnie Créole. On adore quand le chant est ainsi craché/chanté et que le groupe se contente, dans une nuée ardente électronique, de servir une rythmique post-punk millimétrée et basique. TANGK est assez riche en production de ce type : mi-punk, mi-raisin. On peut citer Gift Horse au son de batterie nickel, et à la ligne de basse simple et brillante. La métaphore chevaline (le couple comme attelage ou couple jockey/cheval au galop) est originale et filée avec une belle continuité tout du long, au point qu’on se laisse convaincre par le son du galop amoureux. Mais c’est bien sûr : cette fille est un pur-sang, elle nous emmène à toute allure. Re-belote ou presque sur le métronomique Pop Pop Pop. Cette fois, le morceau sonne comme du hip hop alternatif ou (ce qui revient au même) à un vieux télescopage de mots et de sons à la Mark E. Smith. Ca claque et il y a du sang de chav sur les murs. Difficile de faire plus populaire et bas du front en apparence mais les mots ne sont pas choisis par hasard.
Happy boy
Top seeder
Lucky koi
Heat seeker of a missile smile
Don’t let pricks take your inch to a mile
Il y a toujours chez Idles un côté combatif, hargneux qui l’emporte sur tout le reste, cet arrière-goût de « j’y suis peut-être mais je sais que ça ne va pas durer » qui amène un sentiment de menace, d’insécurité et cette sensation que le groupe a en permanence un territoire à défendre. Talbot exprime cette certitude que des types vont venir frapper à sa porte et tout lui reprendre sur le beau Grace, et qu’il n’aura alors d’autre salut que de s’en remettre à de meilleurs sentiments, à l’amour et à ce qu’on lui laissera. On peut trouver ça gnangnan ou mièvre mais, comme la Fat White Family, le groupe assume désormais à merveille sa part de tendresse. Il s’en amuse presque sur le comique Hall & Oates, chanson qui renforce la perspective et où c’est cette fois la fille qui prend en charge la narration. L’effet comique est provoqué par la référence au groupe américain de soul rock un peu guimauve, qu’évoque la fille, et le son punk et viriliste qui s’échappe de son cerveau/groupe. On préfère tout de même l’équipée sauvage, mais mineure, de Jungle, où tout le monde se met la tête à l’envers et se réveille sans savoir où il se trouve façon Very Bad Trip. C’est beau et tendancieux comme du.. Placebo, c’est à dire quand même un poil en dessous de ce que Idles a déjà proposé dans ces circonstances, mais cela annonce un final plutôt réussi avec un Gratitude bien troussé et rythmé, aux paroles sombres et assez hermétiques (une histoire de rédemption à la Viagra Boys), et surtout un Monolith, au ralenti façon Twin Peaks, qui inquiète et interroge à la fois. La sortie est énigmatique mais assez belle. Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? En sort-on grandi, transformé ou à plat ?
Chacun se fera sa propre idée. Idles a mis du calva et du miel dans sa potion magique, mais il n’est pas certain qu’elle soit moins gouleyante. On aurait pu souhaiter peut-être un ou deux morceaux plus abrasifs, espéré quelques signes de violence sociale envers les plus riches, mais ce nouveau disque présente un bel équilibre savant, et surtout suffisamment de qualités soniques et poétiques pour qu’on le considère pour ce qu’il est : l’album enthousiasmant d’un groupe qui grandit sur chaque disque et développe, en s’entourant bien, une capacité à proposer du nouveau (l’amour, quelle drôle idée !) sans jamais perdre ce qui faisait son charme. Il n’y a pas tant de groupes qui parviennent au disque 5 avec leur âme en poche. Idles en fait partie.
Pour le coup, moi qui les ai suivi de loin sans vraiment adhérer, je prends beaucoup de plaisir à ce dernier opus.
Pareil. C’est pas la première fois que l’accueil du public et de la critique indé se fatigue d’un excellent groupe après le 3 ou 4ème album. Et sûrement pas la dernière.
Merci pour cette belle critique.
C’est toujours la même histoire avec les (rares) groupes qui enchainent les excellents albums, en évoluant sans se renier, en progressant sans se vendre au système. Ils sont inexorablement critiqués, sans réelle raison, ni argument.
Par contre, une fois qu’ils seront revenus dans le rang, qu’ils sortiront des albums inoffensifs, ils seront adulés et célébrés.
Idles est toujours vivant, subversif et émouvant.