John Cale / Mercy
[Domino / Double Six Records]

9 Note de l'auteur
9

John Cale - MercyIl faudra un peu plus que quelques écoutes pour faire un sort à ce nouvel album de John Cale. Le Gallois de plus de quatre-vingt ans nous avait laissé baba, il y a sept ans déjà avec sa relecture incroyable de Music For A New Society, qui nous avait permis de réévaluer une carrière solo aussi passionnante que bordélique. Rattaché historiquement à la fondation du Velvet Underground et à ces années là (il signe ici un Moonstruck Nico’s Song qui montre qu’il sait pourquoi les jeunes générations l’écoutent encore), Cale a signé rien moins qu’une quinzaine de disques et d’expériences qui vont de l’album cocaïné, foutraque et bâclé aux expérimentations les plus pointues.

Son retour discographique, qu’il accompagne d’une série de collaborations branchées et très contemporaines (Weyes Blood, Fat White Family, Laurel Halo et Actress), se situe à mi-chemin entre la volonté de marquer sa place dans l’histoire en jouant sur ses attributs classiques et celle d’aller de l’avant et de proposer encore et toujours une forme de nouveauté.  Difficile de dire à quelle intention se rattache l’ouverture, Mercy, morceau ambient et pesant, trop long et presque ennuyeux, qui semble proclamer la prévalence de l’ambiance sur les chansons elles-mêmes. Il faudra y revenir : la voix de Cale est profonde et caverneusement lointaine, amenant à ce titre une bizarrerie qui n’est pas aussi convaincante que le remarquable Marylin Monroe’s Legs qui suit.

Là encore, ce qui tient de l’exercice de style (Cale joue avec la distance depuis laquelle il chante et depuis laquelle on l’entend) acquiert au fil des écoutes une puissance spectrale et pop qui relève de la pure hantologie. Que l’on parle ici des jambes de Marylin évanouies dans une fête n’est pas anodin.

Late to the party, she’s always there
She’s always there, late to the party
She’s always there
I never did see, never did see, much
Always, always
Beauty, elsewhere
Elsewhere, elsewhere

Le morceau est fascinant, mêlant des réminiscences musicales de Scott Walker à des images mentales venues de chez Lynch ou Ballard. Cage appuie là où ça fait du bien : cet épicentre désormais en coma dépassé et anéanti par la marchandisation, de la culture alternative new-yorkaise. C’est là à la toute fin des années 60 que naît la (post) modernité, le monde urbain libéral et libéré en même temps que sa damnation. C’est depuis ce coeur noir et presque cristallisé que chante Cale, depuis cet endroit anéanti qu’il aime et se souvient. Noise of You est une chanson incroyablement belle et élégante. La femme est réduite au souvenir de ses talons qui claquent dans l’escalier, absence/présence simultanée au départ annoncé. L’orchestration en fait des tonnes dans un style qui rappelle justement la relecture magistrale de M : Fans, allongeant exagérément l’au revoir jusqu’à ce qu’il se transforme en une pulsation soupirante et désespérée. On sent parfois chez Cale le fardeau ou la peine de ne pas avoir été reconnu à sa juste valeur, celui d’être contre les apparences le dernier témoin du premier plan qu’auront occupées les figures plus charismatiques de Lou Reed et Nico.

On s’ennuie un peu sur Story of Blood, balade vaguement sanguinolente désincarnée par la présence vaporeuse d’une Weyes Blood alibi et au texte bêtement symboliste. La lenteur est l’un des attributs de John Cale. Il la cultive à foison ici, dans de longs aplats crépusculaires qui vous plongent dans une sorte de béatitude hypnotique, à l’image du noble et envoûtant Time Stands Still, immense chanson de Noël parallèle et hymne à l’effondrement culturel de l’ancien monde.

The Grandeur that was Europe
Is sinking in the mud
The savagery that was the Church of God
Has already joined the club

It’s Christmas in the wilderness, spring time in Japan
Monsoons happening everywhere, even in your backyard
I don’t want to hear about heartache or dancing in the snow
We’ve all been there, so many times before

C’est magnifiquement écrit et probablement plus subtil et brillant que ce qu’a pu écrire jamais Leonard Cohen dans le même genre. Cale a toujours eu un rapport ultra pertinent à l’Histoire et au présent. Sa dérive personnelle dans les années 80 en témoigne. On peut le comparer à Bowie pour cela, mais à un Bowie qui ferait et vivrait les choses pour de vrai et sans cette distance arty élaborée qui était celle de l’Anglais. Il faut souligner ici l’infinie perfection de son songwriting. On peut se lever de bonne heure pour trouver aussi bien pensé que ce couplet sur Moonstruck :

You’re a moonstruck junkie lady, staring at your feet
Breathing words into an envelope
To be opened on your death

« breathing words into an envelope/ To be opened on your death ». On frôle la perfection absolue. C’est qu’il doit y avoir quelque chose de mieux que ce qu’on entend lorsqu’il fait oeuvre quasi testamentaire avec Animal Collective sur Everlasting Days. L’impression est celle d’un ratage mais il est tout à fait possible que cela ne soit pas le cas. C’est le bruit du passé qui s’évanouit devant nous, énoncé et annoncé au premier degré, sur un tapis morcelé de sons en vrac. N’est-ce pas trop évident ? On pourra reprocher à Mercy de surjouer peut-être ce rôle prophétique et d’oiseau de mauvais augure, de trop miser sur cet éclatement du cadre musical.

Mais l’impression laissée est celle d’une force en marche et d’une maîtrise presque totale de ses intentions. Le single Nightcrawling est évidemment une imposture, un attrape-nigaud révisionniste pour anciens combattants des nuits poudrées. Cale l’a toujours dit et écrit : c’était juste dégueulasse et pas du tout ce qu’il chante ici. Il faut entretenir l’approche muséale. Le vieux Gallois n’y rechigne pas, partagé entre sa propre statufication et sa nature pionnière.  Not The End of The World est tout aussi chiqué, trop ambitieux, pompeux. Cale est celui qui parle du glaçon qui flotte dans son verre de gnôle. Ce n’est pas Bono ou Nick Cave, il est bien trop intelligent pour ça. Sa seule présence suffit à constituer un événement historique.

La vérité est là, au creux de la main. The Legal Status of Ice se déploie sur sept minutes passionnantes, répétitives et presque vaines, comme si on plongeait en eaux profondes et à pic. Cale a été un alcoolique forcené, un drogué. Il a perdu des années là-dedans, au fond du nez et du gosier. Cette chanson est un miracle et une exploration grandiose de ce qu’il y a par delà le verre qu’on écluse. I Know You’re Happy est parfaite.

I know you’re happy when, I know you’re happy when, I’m sad
I know you’re happy when, I know you’re happy when, I’m sad

Est-ce que la pop peut tout résoudre ? Est-ce qu’elle peut tout réparer ? Cale n’en sait rien mais c’est le pari qu’il fait. Pascalien en diable. Cale sera là pour nous retenir et nous empêcher de nous précipiter dans le vide. Il est le survivant, celui qui a traversé les décennies et les siècles. Le final, Out Your Window, est une chanson incroyablement forte et puissante.

Mercy est une réussite incomplète, un disque imparfait, mais passionnant et qui se situe parmi les meilleures réalisations de son auteur. Cale a toujours été celui qui proposait un peu plus et un peu moins que ce qu’on pouvait attendre. Ses meilleurs disques n’ont jamais été complètement populaires parce qu’ils ne collaient jamais exactement à l’idée qu’on se faisait de lui. Le Gallois a toujours différé, des autres, du temps. C’est cette différance qui est sa plus grande qualité et qui en fera probablement jusqu’à sa mort l’un des artistes les plus singuliers et importants des cent dernières années.

Tracklist
01. Mercy feat Laurel Halo
02. Marilyn Monroe’s Legs feat Actress
03. Noise of You
04. Story of Blood feat. Weyes Blood
05. Time Stands Still
06. Moonstruck (Nico’s Song)
07. Everlasting Days feat Animal Collective
08. Night Crawling
09. Not The End of The World
10. The Legal Status of Ice feat Fat White Family
11. I Know You’re Happy feat Tei Shi
12. Out Your Window
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