Kid Loco / Concrete Islands, Lies & Vanités
[Balagan Music / Wagram Music]

10 Note de l'auteur
10

Kid Loco - Concrete Islands, Lies & VanitésUn album comme on en fait plus ! Le disque qui rebat les cartes de cœur d’une année musicale morose et triste comme la pluie. On a, à la radio, dans les charts, parmi les critiques, enfermé le trip-hop dans « son époque », faisant de ce genre un truc anachronique, né et mort dans les années 90, sans s’apercevoir que le genre avait des ramifications dans presque toutes les époques et tous les genres connus, avant et après : musiques électroniques, (northern) soul, rock, easy, musiques du monde, hip-hop et bien entendu pop « à ailes », celle qui s’étire de XTC à Shirley Bassey, en naviguant avec assurance et volupté entre les années 50 et nos jours. De cet héritage universel et sans temporalité fixe, Kid Loco est non seulement l’un des derniers représentants et l’un de ceux qui ne s’est jamais dissimulé ou oublié en route. En 1997 (mais on se souvient de Catch My Soul en 1994, et aussi de Mega Reefer Scratch en 1991), son A Grand Love Story aura marqué le parfait point d’équilibre du genre entre ses « composantes », réconciliant en grand format les tiraillements électro, la rétro pop encordée et romantique, et convoquant (comme chez Massive Attack, Archive alors ou encore Aim) des voix étrangères venues faire le travail pour lui.

Son dernier album (en dehors de l’excellente série de reprises Born in the 60s), The Rare Birds, avait des allures de chef-d’œuvre hanté, un disque empli de grâce et en même temps de doutes, et d’inquiétude. Cinq ans plus tard, et plus d’un demi-siècle après A Grand Love Story, Kid Loco compose un disque qui, malgré des titres qui lorgnent de l’autre côté (Death Poem Pt 2, Green Field, The Kid Is Dead), semble vouloir alléger le propos et l’atmosphère pour flotter délicatement à la surface des choses. Le disque est « smooth ». On n’aime pas trop utiliser des adjectifs anglais mais celui-ci recouvre à la perfection ce qu’on entend ici : un truc doux, fluide, caressant, régulier mais aussi solide (« steady »), moelleux, planant. Si on devait, comme dans le film Soleil Vert de Richard Fleischer, choisir une bande son pour passer de vie à trépas (en regardant des images de sexe, de nature, d’oiseaux, d’aquarium ou je ne sais quoi), il est probable qu’à la place de la Sixième de Beethoven ou du Peer Gynt de Grieg, on choisisse d’écouter Concrete Islands, Lies & Vanités. La production est « délicieuse ». Elle entretient une distance parfaitement exacte entre l’abstraction sacrée et quasi mythologique des titres (les textes sont épurés, allégoriques, fuyants, universels et éternels) et l’intimité sensuelle de leur interprétation. Le mélange est « savoureux », chaud et froid à la fois, suggérant le souffle incertain d’une vraie/fausse caresse mouchetée.

Le casting du disque est, comme le précédent album, un mélange de familiers du Kid et de « pointures », certain(e)s pouvant revendiquer la double étiquette sans souci. L’entrée en matière est lumineuse et sublime avec deux morceaux frisant la perfection co-composés et chantés par la chanteuse Lisa Li-Lund, égérie lo-fi et accessoirement soeur des Herman Düne, prolongée par une Berceuse, aux sonorités plus contemporaines et qui ne renvoie qu’indirectement au programme de son titre. Death Poem semble respirer dans les mêmes eaux que le Porcelain de Moby (la BO de The Beach) avant de laisser la place à un étrange poème où Rocket Mike (aka Mau, la voix d’Earthling et Tristesse Contemporaine), festoie, sur une musique carioca inattendue, en pensant à mourir en héros alternatif (ô ce Tony Montana). La dissociation entre le chant, sérieux et solennel, et la musique qui part ailleurs est étonnante et donne le sentiment que le type est en train d’accomplir son rêve devant nous.

Le disque donne ainsi au fil des titres le sentiment étrange qu’il nous emmène en balade de l’autre côté de la vie. Le Green Field de la fidèle Olga Kouklaki est gentiment irréel et accompagne la fuite d’une ombre qui échappe à l’emprise. On se demande s’il n’y a pas une allégorie ici. Plus loin, The Kid Is Dead joue de la disparition du Kid (Loco) pour pleurer avec Don Letts, cet autre passeur de légende entre le punk et tout le reste, et témoigner de l’impermanence du son, du rythme, de ce balancé éternel entre le cœur et les hanches. Les titres sont ramassés, jamais plus longs que quatre minutes, ce qui est autant un signe de précision que de volonté de rester concis et efficace. Les productions sont sans aucun gras, sans aucun solo ou aucune extension inutile et qui sonnerait comme du remplissage. Ce parti pris de ne « rien prolonger », « rien étendre » est peut-être ce qui confère à chaque pièce une petite forme de perfection faite pop. The Crown est magnifique. Louise Quinn (de A Band Called Quinn) a une voix qui sonne comme un vinyle et s’appuie sur le pont musical du milieu du titre pour nous laisser à genou. Là encore la précision est de mise, dans l’arrangement, la césure entre les passages chantés et le final étouffé. Que dire de Come Again qu’on tient pour le sommet du disque ? Il n’y a pas d’équivalent actuel à la voix de la Londonienne, Lex Armor. Il faudra qu’on cause de son album (le premier), Forward Ever, sorti il y a un mois, et qui est sûrement l’un des albums de l’année, le plus contemporain et audacieux, et en même classique, des disques de 2024. On tient dans sa voix l’avenir de quelque chose.  Where Is The Love laisse le mot de la fin au vétéran Jamaïcain, Horace Andy, comme s’il s’agissait de boucler la boucle et d’en revenir aux sources de l’amitié et de l’amour entre les hommes. On n’est pas certain que cet état de félicité et de légèreté qui est le vrai thème du disque soit disponible sur terre. Peut-être que Kid Loco et ses amis doivent aller le pêcher ailleurs : dans la musique, s’enivrer de vin et de souffle. On est ici au cœur de la poésie : celle qui historiquement sert à parler avec les dieux. C’est la sensation qu’on retire du disque : Kid Loco signe un chant antique, provoque un précipité de beauté qui vise à créer une liaison entre notre monde dégueulasse et les Champs Élysées. Wait For Me conclut en beauté ce disque mirage, en saluant le départ du héros, son souffle, son regard, son corps vers les terres éternelles.

The Kid Is Dead. Vive le Kid. C’est évidemment la conclusion toute trouvée pour ce disque absolument fabuleux. On ne cherchera pas à faire de rétro-comparaisons foireuses mais il est possible que Concrete Islands, Lies & Vanités soit l’un des plus beaux disques de trip-hop jamais composé, écrit et chanté. La colère en moins, il n’est pas loin de renfermer en une demi-heure de bonheur tout ce qu’on aime dans la musique et dans la vie : l’attention, le soin, les filles, les promesses en l’air et les promesses à vie, une réflexion sur ce qu’il y a après et pourquoi nous sommes venus. Le mariage des genres propre à la discipline atteint un niveau de perfection rarement rencontré. « La beauté de l’âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps. », écrivait Hugo. Le disque nous fait penser à cette vieille citation. Le Kid est partout. La beauté répandue, dans nos oreilles, dans nos cheveux, devant nos yeux. Délices & Vanités, du plaisir répandu.

Tracklist
01. An Angel feat Lisa Li-Lund
02. As The Flowers Turn Green ft. Lisa Li-Lund
03. Berceuse
04. Death Poem Part 2 ft Rocket Mike
05. Green Field ft. Olga Kouklaki
06. Playing With The Big Boys ft. Mark Mulholland
07. The Kid Is Dead ft. Dont Letts, Gaudi
08. The Crown ft. Louise Quinn
09. Come Again ft. Lex Armor
10. Where Is The Love ft Horace Andy
11. Waif For me ft Annie O’Connell
Écouter Kid Loco -/ Concrete Islands, Lies & Vanités

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