Kreiz Breizh, magie verte & musique des mondes chez Youri Defrance

Youri Defrance

Le rapport du petit au grand a toujours été une question centrale pour les amateurs de musique indépendante. Grand salle, grand public, petite salle, petit public, grande émotion, proximité, gigantisme, succès, confidentialité, intimité : ces choses nous hantent et nous gouvernent parfois, commandant à nos goûts et à nos emballements. Il y a les grands groupes qui sont petits et en souffrent, les petits groupes qui sont grands et s’en réjouissent, ceux qui veulent grandir et n’y arrivent pas, ceux qui au contraire deviennent trop gros pour eux-mêmes et puis tous les autres qui tentent d’ajuster leur rapport au monde en fonction de leur talent, des opportunités ou des désirs de leurs membres. Ce rapport est souvent une question d’envie, de chance ou de circonstances. Il peut aussi relever du champ de la morale. Cela faisait un bon moment qu’on attendait de pouvoir se confronter à une pratique musicale réellement alternative et reposant, par choix autant que par adaptation aux règles détestables (et cruelles) du “business de la musique”, sur un retournement des modèles en vigueur. La soirée passée samedi 3 mai en compagnie de Youri Defrance nous aura convaincus qu’une nouvelle voie, rude, austère mais merveilleuse, est possible et accessible à celles et ceux qui s’en veulent revenir aux sources communautaires et magiques de la musique vivante.

La Chaire des Druides

Le musicien qu’on suit depuis 6 ou 7 ans maintenant nous avait conviés au dernier concert de sa résidence bretonne, conclusion d’un séjour solitaire au cœur de la Bretagne Centrale, à Maël-Pestivien (Côtes d’Armor), où il aura passé près de neuf mois en réclusion volontaire et vie semi-ermitale, dans le wigwam qu’il trimballe depuis quelques années maintenant et qu’il avait déjà posé auparavant non loin de là sur les Monts d’Arrée ou en Auvergne. A l’écart du village, la position est à la fois centrale et austère, nichée au coeur battant d’une campagne arborée et aux limites moutonneuses. Un marais au loin, commande un terrain gras herbu planté de chênes, d’orme, de frênes, de fleurs des champs, de roches et de nuages. L’accueil est chaleureux. On arrive à pied en dévalant la colline, sous un soleil magnifique, en empruntant un sentier qui n’existe pas vraiment et relie, fraîchement tracé par les passages, la civilisation à la tente, puis celle-ci au temple druidique qui la protège et l’irradie. Le wigwam est planté au pied de la Chaire des Druides, un amoncellement (naturel ou bâti, on ne sait pas vraiment) de rochers monumentaux que pas grand monde ne visite en dehors des nuits de pleine lune et qui est réputé pour ses Pierres Tremblantes, deux monstres de granite vibrant à l’unisson et qui semblent chanter et se lamenter quand on les approche. Plus bas, une pierre plate élevée à hauteur de hanche, indique, sous une légère pente, un bassin creusé dans la roche que les chercheurs s’accordent pour désigner comme une pierre sacrificielle. Le sang, probablement humain, répandu sur la roche s’écoulait ici jusqu’à cette baignoire ouverte qui mouille les racines d’un chêne qui rappelle l’arbre vide de Sleepy Hollow. Youri nous accueille et nous embrasse, avant de nous emmener faire le tour du propriétaire. Nous gravissons quelques lignes de force, entre les champs et la forêt, suivons des traits imaginaires, des branches, des ombres pointées. Des arbres remarquables jaillissent de nulle part et repoussent les rochers pour survivre. Il fait une chaleur douce et verte de printemps.

On entre dans le vaste wigwam qui sert de refuge et de point de convergence. Tapis au sol, Youri Defrance y dort depuis neuf mois à même la terre. Un lit-hamac de trois mètres sur quatre a été dressé à deux mètres du sol, sur la gauche de l’entrée où grimpent comme des singes deux gamins échappés de chez JM Barrie, pieds nus et sourires d’anges, la frange découpée et l’œil pétillant de facétie. Des frusques, des fruits, des instruments de musique, un autel bâti en l’honneur des forces de la nature, ustensiles du quotidien, manteaux, table basse. La sensation laissée par l’endroit est étrange : mélange de familiarité immédiate, de confort rustique mais aussi solennité de pénétrer dans une bulle mystérieuse et hors du temps. Le concert a déjà commencé sans qu’on le réalise. Les oiseaux chantent, les bûches grésillent dans une bétonnière-chauffage surmontée d’une cheminée à tubes qui grimpe en haut du wigwam, au centre du cercle. L’intérieur et l’extérieur communiquent par un système harmonieux de correspondances. L’entrée fuit et serpente sur un trait de lumière entre deux rochers fendus. Le public arrive peu à peu : quelques agriculteurs alentours, venus en famille et en curieux, des visiteurs du soir, Pierre Jézéquel, un historien géologue d’un âge vénérable et spécialiste du territoire breton (et de koste’r k’oed, la gavotte locale) dont la conversation précieuse et poétique illuminera la soirée, Thibault, le saxophoniste du soir qui, pour l’heure, mélange la daube de chevreuil qu’il a préparée pour les convives. L’animal a percuté son véhicule il y a deux jours, sans l’endommager, cadeau du lieu. Rien n’est perdu. Le concert se tient à guichets ouverts. Quelques spectateurs sont récupérés au village pour ne pas éventer l’endroit précis où se niche le wigwam. On parle, on cause. Musique, agriculture, magie verte, roche, gaule antique, végétation et autres bouts du monde, autour d’un gobelet de bière, et d’une andouille de Guémené. Le wigwam se remplit d’une quinzaine de personnes qui n’avaient rien à voir ensemble il y a quelques minutes et rejoignent le cercle. Le feu apporte une chaleur boisée et parfumée relevée d’encens.

Youri s’installe au sol et ouvre un set qui sera constitué de trois parties distinctes, entrecoupées de palabres, d’échanges, de partages d’expérience, de vin et du délicieux chevreuil dont on reprendra deux fois. D’abord à la guitare acoustique, puis à la douze cordes qui n’en compte plus que dix, il donne un aperçu de sa technique et de sa connaissance du blues. L’ambiance est américaine, occidentale et ouvre une voie vers le Mississippi, le Tennessee. Youri Defrance est passé par là aussi, s’est gorgé de vieillesse, de souffrance, de bourbon peut-être. Son visage, pâle et hirsute, est concentré mais la séquence plutôt relâchée. On sent les bluesmen du delta qui affluent : Robert Johnson, John Hurt, Fred Mc Dowell, quelques autres. La voix grogne, grommelle et sonde les graves, tout en cherchant à grimper vers le ciel. Le visage de Youri grimace parfois comme s’il éprouvait une tornade ou le passage douloureux d’un ancêtre, avant de retrouver une forme de sérénité. Entre les plages, le public n’ose pas applaudir de peur de disperser l’esprit qui est appelé par le guitariste. On bat du pied, on descend du regard les parois du wigwam qui vibre alors que le vent se lève.

Du delta aux steppes

La séquence blues dure une petite trentaine de minutes. Le soleil s’est couché entre temps. Les enfants disposent des bougies en divers coins de la tente pour qu’on puisse se voir. Youri reprend les conciliabules puis s’approche de sa “vielle mongole à tête de cheval”. L’atmosphère change, plus dense, plus sombre aussi. On traverse l’Atlantique, l’Europe pour galoper sur les steppes mongoles. C’est à cet endroit du bout des mondes que Youri Defrance s’est familiarisé avec la maîtrise de cet instrument traditionnel à archer à la forme étrange et à volute terminée telle la proue d’un navire d’une tête de cheval sculptée. La sonorité en fait un instrument assez proche du violoncelle mais avec la souplesse déchirante du violon. Il émane de la musique jouée sur la vielle une solennité bizarre qui tourne les entrailles des spectateurs et concentre les énergies sur le bas du corps. Le son est brutal, rêche, vivace aussi. L’archer glisse parfois comme s’il dérapait tandis que les cordes sont collées pincées sur le côté, dans une position de déséquilibre permanent. L’archer strie, frappe, coulisse. Autour des sons, Youri modèle un chant intérieur diphonique très singulier. La première voix est plus aigue. La seconde basse comme un bourdon. On semble en entendre d’autres au fil de la séquence, comme si les ancêtres se pressaient en lui. Trois, quatre voix/tons/esprits.  C’est une armée de paysans cavaliers, de démons et de huns qui défilent soudain, soulevant la poussière du wigwam comme s’ils partaient en charge ou se préparaient au grand voyage. Entre les morceaux, le silence règne, tendu et récupérateur comme si la vielle aspirait l’énergie autour d’elle avant de la restituer avec une force à couper le souffle. La séquence mongole, par la permanence du musicien, se connecte mécaniquement avec la séquence américaine, soulignant la récurrence des motifs et des aspirations spirituelles des deux genres. Youri Defrance comme épuisé se détend entre deux morceaux et disperse un encens en consumant quelques branches épineuses de genévrier. Les basses traversent les corps et les dispersent en pensée aux quatre coins de la steppe. Les yeux se ferment et les organes bourdonnent en phase avec les cordes vocales. Repos.

Le wigwam se vide. La nuit est tombée. Quelques convives s’esquivent. La route. La fatigue du voyage. L’heure qui tourne et le ciel qui s’affaisse. Le temps 3 débute entre loups. Thibault monte son saxophone et Youri branche un vieil ampli à lampes dissimulé sous une peau dans la poussière entoilée de la tente. On parle à nouveau pendant que l’électricité chauffe l’antiquité, jusqu’au moment où Youri branche sa Fender et entreprend de déchirer la nuit. Thèse, antithèse, synthèse. L’Eglise de l’électricité des derniers temps.

Youri DefranceGrande Jonction

Youri Defrance entre en lui. La guitare assure la jonction des mondes, suivi pas à pas par le cuivre d’un Thibault envoûté et envoûtant, short kaki, jambes frêles et torse musclé, celui qui avait cuisiné le chevreuil et son guide, entreprennent à vingt ans de distance, la chorégraphie mi-sacrée mi-profane dont on avait lu le récit anticipé dans le Grande Jonction de Dantec (2006). C’était donc ça ! Les sonorités s’entremêlent pour ouvrir une dimension, une brèche dans un temps électrique où se nouent les mondes et les galaxies. Avec Dantec, c’était le son d’une Les Paul 54 qui mettait en branle le processus. Mais la Fender et le sax font le boulot. On ne sait plus trop s’il s’agit de rock électrique ou de jazz, mais la poussière, les ténèbres, les bougies et les braises frémissantes s’unissent aux instruments pour produire une sorte d’élévation cosmique, mi-électrique, mi-biologique, qui retourne le cerveau comme les mondes. L’électricité grésille pendant quarante minutes d’une seule plage bondissante et pleine de vigueur, répétitive comme un tube fantôme de The Fall, une plage oubliée des Rallizes Dénudés et zébrée de vocalises inaudibles. Qui nous parle ? Qui nous entraîne ? Chez Dantec, le solo de guitares visait les étoiles. Celui de Youri Defrance enclenche plutôt une sorte de survol des environs, des prés, les forces rapaces de la nature toute proche au chant de la chevêche dissimulée. C’est un solo qui appelle et convoque, qui réunit et embrasse. On se détend. On stresse parfois comme dans un trip sans drogue, sans alcool, sans aucun adjuvant. Psychéplaneur.

La brèche se referme. Il est une heure du matin. La sensation est étrange. Revigorante. Épuisante aussi. Le feu presque éteint. On a le sentiment d’avoir couru sur une longue distance mais en même temps de s’être gorgés de voix, de choses, d’énergie. Le grandiose émane souvent du tout petit. A l’échelle d’un public nain, d’une tente minuscule aux dimensions extensibles, mais sous les pierres géantes de ce Centre Bretagne, a battu l’espace d’un instant une demie éternité, parfumée d’encens, de gibier, de bienveillance et de notes. Ce n’est pas un trip mais une troupe qui s’ébroue et s’élance pour culbuter la partie. Le wigwam est démonté à l’heure qu’il est et vogue vers sa prochaine station, au Festival Vosgien de Haut du Tôt. Youri Defrance s’y produit durant une dizaine de jours et y tient séance. C’est à voir, à vivre et à faire, si vous voulez faire l’expérience du très haut dans le très petit. Prendre le chemin qui abolit la voie, le sentier sans trace.

Le site officiel de Youri de France
S’inscrire aux futurs concerts du Wigwam de Youri Defrance dans les Vosges en juin 2025

Photos : Benjamin Berton

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