
Pourrions-nous nous départir un jour de l’envie ? Retrouver la joie pure et désintéressée des notes de l’enfance ? À l’écoute de ce que nous pensons être le septième album solo (si nos facultés de calcul sont encore valides) de Hans-Peter Lindstrøm, Sirius Syntoms, nous sommes tentés de répondre par l’affirmative. Du moins, en musique ; le temps de celle-ci. Le producteur et DJ norvégien continue donc son bonheur de chemin après vingt ans de services envers notre gaieté mentale, à l’heure où son homologue Todd Terje est porté disparu depuis 2017.
Le petit bonheur de chemin
Avec cet album, c’est un tout autre monde qui se découvre dans notre bicoque toute fraîchement retapée (car notre monde extérieur, il est savamment frappé, voyez-vous…). C’est tout comme si l’esthète en nous découvrait, lors d’un après-midi solitaire, le charme domestique se logeant secrètement dans les aquarelles abstraites d’un enfant, un dessin épinglé sur un mur par l’occupant : celui d’un élan de joie primitive s’étalant animalement, et parfois même, non dénué d’un certain talent (l’enfant est créature étonnante…). Un univers de formes et d’étrangetés, mais rassurantes, de peinture fraîche et de pochoirs, de jouets prenant vie par un imaginaire allègre, et cela sans LSD, uniquement à la vue d’une moquette rose de salle de jeu, on le jure…
Illustrant une simple (et heureuse, passagère) proximité dans un train, un titre à rallonge comme Sharing An Orange (With Omar S On The Train From Minehead To London) témoigne d’un journal de vie musical où la magie réside dans l’anecdotique et l’heureux aléa de la main du hasard. La signalétique est claire comme de l’O.M.D., on s’y laisse barboter, mener à bon port par le bout des fesses. Direction : un sourire.
Bien que Lindstrøm ait toujours confectionné une musique d’une relative frugalité (au plus, accompagnée d’un chanteur ou du producteur Prins Thomas), nous ne nous souvenions pas d’un tel degré de minimalisme depuis ses débuts. Son dernier album (Everyone Else Is A Stranger, 2023) souffrait de boursouflures et d’un léger trop-plein de sérieux. C’est donc heureux, car ce minimalisme-là n’est jamais pingre et s’adosse à une méticulosité musicale naturelle. Là encore, on pense immédiatement à la dextérité sonore des compositeurs nippons (le groupe de jazz fusion Cassiopea en tête, et tant d’autres, cette adresse qu’on évoque étant typiquement japonaise) tout comme ceux de Nintendo, particulièrement à Kōji Kōndo, habillant de notes et de sourires les aventures d’un certain plombier moustachu. On imagine aussi l’album comme la bande-son d’un court-métrage expérimental et d’animation – feutré, tout en carton pâte et collage (on adore l’odeur des bâtons Uhu), type Double X de Dave Mason, qu’on avait évoqué dans une critique récente de YMNK avec qui Lindstrøm partage l’alacrité.
Le simple imaginaire
Tout n’est qu’épure. Les sourires sont masculins comme féminins, délicieux. Le sexe (pouah ! quelle horreur !) et l’inquiétude n’ont pas encore leur place, ils sauront attendre ; nous naviguons dans un univers dont la frustration est absente, où tout n’est que mystérieuse poursuite de l’esprit d’enfance. L’univers sait néanmoins se montrer adulte sur Solveggen! Nå!, voire joliment menaçant. Le funkypop These Are A Few Of My Favorite Strings, lui, fait l’effet d’un aller pétillant pour l’espace avec des têtes brûlées plein la bouche. Le morceau est disco et tonique en diable à la Crazy P, avec une pâte italo disco de Tensnake du début, le nuage de la mélancolie en moins. On pensera aussi à Yuksek, quand celui-ci officiait sous l’alias de Peter. À l’exposition Disco, I’m Coming Out de la Philarmonie, on a appris que les tapotements de Kraftwerk étaient joués en discothèque, à l’époque… Pourquoi, dès lors, se refuser à la jubilation ? En tout cas, peu difficile d’imaginer l’exaltation gamine de son compositeur – triturant ses claviers, s’ébahissant devant une sonorité inattendue – se communiquant dans sa musique, puis en nous. Désolé les gars – nous, c’est à la joie qu’on carbure !
L’album a le mérite d’être tout à la fois aérien et tenace, conservant sa teneur, un peu comme cette crème chantilly s’étageant sur le haut d’un liégeois. La joie y est sincère et revigorante, évidente comme la pulpe d’un fruit qu’on s’apprête à croquer, sans non plus céder à la voracité ; une tranche à la fois. Sirius Syntoms, bien que paradoxalement (par sa fabrication DIY, sa modestie, etc.) pensé pour un auditoire connaisseur, réussit à être un album grand public, en ce sens suivant : un album a même, par son language-socle universel et son absence d’explicitation, de parler à tous, un peu comme ces films ou albums sophistiqués et simples à la fois (sophistiqués dans leur simplicité, disons même) qu’on aime à faire partager à sa progéniture avançant en âge. Mais sans s’entourer d’une quelconque déférence. Ce nouvel album est un acte vital de son créateur, comme une respiration dénuée de calcul ; se faisant avec ou sans nous. En outre, il est probablement le meilleur ouvrage de son auteur, son plus euphorisant.

