A l’image de Vladimir Parshin qui entretient, en marge de Motorama, une filiale locale dans sa langue natale Utro, le leader de Vagina Lips, Jimmy Polioudis, continue de composer, de chanter et d’écrire pour Mazoha, groupe grec en grec, avec lequel il avait sorti fin 2017, un premier album intitulé The Weight Of Existence. Le disque était splendide, abrupt et brutal, mélange d’un rock caverneux et d’une synth pop foutraque partagée entre ombre et lumière.
ΜΠΑΣΤΑΡΔΟ, le deuxième (qui signifie « salopard » ou « bâtard » d’après nos recherches), est un poil plus léger mais tout aussi intéressant pour ceux qui ont, comme nous, adoré le travail du natif de Thessalonique. Le design joueur et électroniquement enfantin de la pochette peut paraître curieux mais renvoie à un contenu qui respire l’allégresse et l’envie de remuer en rythme. Les refrains sont efficaces et la synth pop élégante et ample dans ses mouvements. Le premier morceau Ρημάζω (dévasté?) s’appuie sur une ligne de synthé et une basse, mais dans une version moins post-punk que chez Vagina Lips. La tension est absente et on ne garde du dispositif qu’une forme de légèreté 80s qui navigue quelque part entre Talk Talk, Spandau Ballet et Duran Duran. Incapable de comprendre le moindre mot, on ne pourra faire aucune spéculation sur ce que chante Polioudis ici. Sa voix est comme chez Vagina Lips encapsulée dans un manchon d’effets et d’échos qui lui donne une vigueur et une étrangeté redoutables. Le deuxième morceau, Pop/ Ποπ 81, est incisif et entêtant. Comme souvent chez le musicien grec, la basse est non seulement formidable mais à la base de tout. Le chant en grec est véloce, fluide et confère au titre un rythme particulier qui n’est pas sans rappeler l’urgence qui se dégageait du Wedding Present en mode Ukrainians. On est à peu près certains que les morceaux se prêtent moins à l’expression d’émotions et d’états d’âme intimes que chez Vagina Lips. Le chant est plus direct et l’ensemble infiniment moins mélancolique. On n’exclut pas toutefois que le chanteur crie pas des horreurs ou qu’il y ait ici ou là l’expression d’une revanche ou d’une rage exacerbée.
Mazoha effectue une ruade electro-punk sur la 3ème plage. On a l’impression l’espace d’une seconde de voir une performance sauvage (et maladroite) de New Order par Peter Hook et son orchestre. Il y a un côté brut dans la production qui touche juste. La pièce 4 est plus ouvertement électro mais fait mal aux oreilles. La plage 5 a une belle allure symphonique. L’introduction sonne comme du Kraftwerk avant que le morceau ne se développe dans un périmètre onirique et délibérément cold. La parenté avec la musique de Motorama saute aux oreilles, à la fois dans le chant et les arrangements.
Mais Mazoha est aussi un groupe délibérément régressif et dansant. C’est la face pétillante et outrancière de Vagina Lips, une franchise proto-punk désinhibée et sauvage qui s’exprime dans le déluge dark-disco du 6ème titre, Λίπασμα (engrais? fumier?). On pense un instant à la J-Pop mais aussi à l’euro-gothique des années 90. La modernité insolente de certains titres n’enlève rien au caractère daté de quelques autres, comme si le groupe se foutait de produire parfois des séquences vintage à la saveur curieuse. Il est possible que les goûts en Grèce soient différents de ce qu’ils sont en France, mais on a la sensation avec cette musique d’entreprendre un voyage un peu étrange ou de naviguer dans une temporalité alternative. Nous sommes toujours en 2020 mais dans un monde où les synthétiseurs ont peu évolué et ont conservé une sonorité singulière et métallique.
La plage 8 (et avant-dernière), Σταγόνα (larme/goutte), est magique et renvoie à la poésie adolescente et insouciante de l’époque Breakfast Club. On pense à notre adolescence et à l’énergie qui nous habitait alors. On ne connaissait pas le punk mais la synth pop en portait les traces contestataires sur elle, sous ses dehors idiots. C’est cette même densité dans la superficialité que réussit à retrouver Mazoha sur cet album, la sensation assez géniale et grisante de parvenir à toucher juste, à passer pour extrême alors qu’on évolue dans un périmètre musical à la fois balisé et désuet. La langue grecque est parfaite pour cela, véhiculant pour nous un air de vacances bouzouki rassurant en même temps que des accents exotiques entre le Russe et l’Allemand qui en font un idiome fascinant.
Mazoha referme son disque avec un final conduit au piano et qu’on est incapable de décrire : tutoyer cette ligne fine entre la chanson entonnée dans un bar d’été et l’hymne parfait est un privilège qui interroge les limites du bon goût. Est-ce bon ou mauvais ? A quel genre est-ce que cela appartient ? Sommes-nous bien en 2020 et à l’endroit où nous pensons être et d’où nous croyons penser ? Brouiller les pistes est un bonheur. Déjouer les boussoles, tromper les goûts bien arrêtés. Mazoha fait tout cela… en mieux.