Alors que se pointe la fin de l’année et avec elle les éternelles revues d’effectifs de l’exercice qui s’achève, on reste sous le charme complétement intact du premier album de Motifs sorti de nulle part, si ce n’est de l’autre bout du monde et mis au grand jour de ce côté-ci de la planète par l’artisanal label brestois Too Good To Be True qui récidive avec un autre groupe asiatique en cette fin d’année. Accordons que c’est faire peu de cas des 2400 kilomètres à travers la Mer de Chine Méridionale qui séparent le Singapour des premiers du Manille de Megumi Acorda mais l’exotisme peu habituel par ici de ces formations symboles d’une mondialisation ou du moins d’une plus large diffusion des goûts et cultures sur le terrain de la dreampop est bien de nature à attiser une certaine curiosité déjà titillée coté philippin par les éphémères mais cultes Moscow Olympics. L’esprit du rock anglo-américain se diffuse donc bien au-delà de la vieille éponge européenne continentale et se développe dans une zone où, pendant longtemps, ce sont essentiellement les japonais qui furent réceptifs à cette culture qui nous est chère.
Hasard des migrations internes qui rythment aussi la vie de l’Asie du sud-est, Megumi Acorda, la jeune artiste qui donne son nom au groupe est issue d’une famille japonaise installée de longue date à Manille. Le projet, débuté en solo s’est consolidé sous forme de groupe à la faveur de l’arrivée de quatre musiciens qui ont donné corps à ses compositions pleines de tendresse et de mélancolie dont on retrouve la quasi-intégralité dans cette version française qui sort sur un double CD regroupant d’une part l’album Silver Fairy sorti cette année et d’autre part le premier maxi du groupe Unexpectedly sorti en 2020 sur les labels philippin Genjitsu Stargazing Society et chinois Boring Productions. Une belle carte de visite pour entrer dans un univers qui, s’il vous semblera à juste titre parfois très familier, démontre néanmoins de belles qualités. Au premier rang de celles-ci, force est de constater que Silver Fairy est une jolie collection de chansons toutes aussi efficaces les unes que les autres tant dans leur accroche mélodique que dans leur construction savamment dosée.
Ce premier album bien équilibré nous renvoie à une certaine mélancolie qu’exprimait avec grâce d’autres japonais au début des années 2000, les trop méconnus Sugar Plant, eux-mêmes héritiers assez directs de la pop velvetienne de Galaxie 500 puis de Luna. Le pont est construit et si Megumi Acorda s’élève assez souvent dans les hauteurs d’une jolie dream pop que les amateurs de Beach House (Tomorrow) ou de Cigarettes After Sex (Aftershow et plus encore le magnifique inédit You Forgot to Say Goodbye en conclusion) auront toutes les peines du monde à renier, le groupe conserve quelques attaches terrestres lorsqu’il révèle des sonorités moins évanescentes. C’est notamment et logiquement le cas sur les quatre titres du premier EP dont les guitares n’hésitent pas à déchirer à coups de canifs électriques et un peu sales des mélodies proprettes qui n’attendaient que ça pour se montrer un peu plus mutines et révéler un fond de personnalité finalement pas si sage que ça. Si, dans le genre, il règne toujours une certaine suspicion vis-à-vis du solo, de guitare en particulier, Megumi Acorda, pourtant loin des effets de manche, ne se gène régulièrement pas pour se la jouer héroïne de la guitare, centrale dans toutes les compositions de la jeune philippine à l’exception d’une introduction gymnopédiesque au piano, Dream Sequence, qui place finalement l’album sous de faux auspices.
C’est probablement par ce parti-pris à base de guitares que, dans cette niche musicale souffrant parfois de stéréotypes auxquels Megumi Acorda n’échappe pas toujours, le groupe tire pourtant son épingle du jeu. Même si les contours des canons des genres sont parfois discutables et discutés, Silver Fairy n’est pas complétement un disque dreampop mais pas non plus typiquement noisy et on se laisse quasiment sur chaque titre emporter par ces déroulés de cordes métalliques électrifiées, qui parfois se développent en délicats entrelacs mais qui à d’autres moments plus tendus et bruyants s’emmêlent avec vigueur. Des guitares qui s’étirent souvent en seconde partie de morceaux pour s’échouer comme des esprits mélancoliques divaguant au gré de sentiments contradictoires comme sur les déchirants If They Come ou Time Does Not Heal All Wounds (Reprise) qui ne sont jamais loin de vous soutirer crapuleusement une petite larmichette. Il faut alors s’en remettre à toute l’ingéniosité de Megumi Acorda pour reprendre pied en battant la mesure du lumineux Borrowed / Burrowed balancé comme un bon vieux Prefab Sprout qui aurait croisé la route de Johnny Marr ou en se laissant même aller à quelques pas de danse chaloupée sur le quasi baggy Nothing / Forgotten assez irrésistible.
Si on sait depuis longtemps qu’il en va des disques comme des destins, qu’il existe probablement au fin fond du Brésil un extraordinaire groupe noisy ou que répète dans le plus grand secret au fond d’une cave de la capitale du Bhoutan une improbable pépite post-rock, on ne remerciera jamais assez le label brestois de placer sur nos chemins musicaux quelques-uns de ces petits bijoux artisanaux et exotiques que l’on n’aurait jamais croisés sans cela. Se dire qu’à l’autre bout du monde, une jeune femme comme Megumi Acorda s’est nourrie elle aussi d’une culture musicale similaire à la nôtre et s’en est emparée pour partager aujourd’hui à des milliers de kilomètres de Manille ses aspirations intimes relève d’une communion d’esprit quasiment insoupçonnée. L’internationale pop underground n’a jamais été aussi mondialisée et ça n’est pas à l’écoute de Silver Fairy que l’on s’en plaindra.