Mighz / Zéro Un
[Autoproduction]

9.2 Note de l'auteur
9.2

Mighz - Zéro UnC’est un artiste chouchou de la maison découvert, pour notre part, au hasard d’une boîte aux courriels qu’on consulte trop peu. Mighz, multi-instrumentiste et rappeur, nous avait impressionnés à l’occasion de son duo Timeless Keys, projet trip-hop dont on espère toujours la venue d’un album. Depuis, il a participé à l’aventure French Armada, notre compilation qui se terminait en majesté avec une piste si royale (Bonjour Piano) qu’elle trouve sa place de choix en ce nouvel album, Zéro Un. Celui-ci succède au Mieux vaut tard que jamais (2023), album purement instrumental, l’occasion pour Miguel Hernandez d’ourdir cette fois une réflexion sur la cacophonie creuse d’une époque qui n’est que commentaires quand le bon sens fait profil bas. Le rappeur toulousain rouvre la bouche pour porter haut l’étendard du verbe contre la fausse parole ambiante.

À perdre le booléen

En seulement trois décennies, le rap français a changé du tout au tout en sa forme comme son fond, transitionnant d’un discours de conscience de classe (sociale, économique, politique) à un tout-à-l’ego matérialiste et omnipotent. Pourtant, il y aurait tant à dire de notre époque, les non-dits d’aujourd’hui supplantant ceux traités par le rap même des débuts, tout en les intégrant d’ailleurs. Mighz se situe dans cette première frange subsistante, mais partant toujours de son individualité (tout parle à hauteur de soi, ne prétendant l’omniscience) pour mieux s’étendre au-delà, dans un second temps. Et ça brasse : la solitude et la précarité des artistes, l’impression de jouer sa vie sur un coup de dés (“À certains le pardon et d’autres l’oubli / P’t’être parce qu’c’est pas blanc ou noir la vie“), surtout quand on est un artiste n’appartenant à aucune coterie, si ce n’est le système D des copains et du talent sincères. Les idées fixes vantées hier par les apôtres du Progrès se voient à présent passées au crible par ceux qu’ils prétendaient servir, avec quelques philippiques pas piquées des hannetons. Épinglant la sournoiserie de l’économie du streaming (“La culture à portée de clics / Ne va pas rapporter de fric“) et les jeunes troupeaux que ses algorithmes gavent de sons : “Connaisse même pas un tiers des noms d’artistes de leur playlists / Je leur en veux pas, c’est un souci au niveau des fondations / Trop de sons, y a inondation.” Des paroles de feu énoncées avec le froid du légiste, de celui qui ne voit que trop bien.

Les sentences sont frappantes : “On étouffe du trop plein de vide” ; puis “Le laid gouverne le monde“. Miguel ne prétend pas réinventer la philosophie, mais réhabiliter le bon sens ; cette hargne, on l’entend dans les marges d’un rap alternatif qu’un système a bon dos d’éclipser.  Mais, tout de même, que cela fait un bien fou de l’entendre en ce bruyant silence. Et pourtant, “je respecte celui qui reste frais“, se refusant à l’amertume. C’est même à un examen de conscience dur et courageux, tendant ainsi le flanc à la critique (“J’suis marié avec les idées, rien de concret“), que se livre le slameur, se montrant à la fois Fier et humble, parfois même fragile (“Jeune, je comprenais pas les contrats, les règles“) ou idéaliste (“J’étais un utopiste, je suis désormais dans le concret“). Pour autant, notre aède conserve une part d’espoir, sans jamais tomber dans la naïveté baba-cool hantant un certain rap alter de province, ni dans son versant inverse, celui du pessimisme atrabilaire, vétilleux, quasi réac’ (même si le terme n’est pas forcément un défaut dans notre bouche) d’un autre rap, comme celui de Stick CMF et d’autres. C’est sur cette habile et rafraîchissante ligne de crête, d’une bienfaisante ambiguïté, qu’il se situe.

Tous pour un !

Notre Miguel fait dans le social, mais pas dans la charité, échappant aux duels binaires de notre ère technique : “Manichéen, humanité réduite à mal ou bien“, chose qu’entretient d’ailleurs de manière contre-naturelle, trop fréquemment, ce rap sociétal, à l’abordage du champ social. C’est propriétaire de ses idées que reste Miguel : “Je fais des liens partout comme si j’avais des lianes“, soit la définition de l’intelligence. Nombres joue sur une ambiance sage et installée, tout en travaillant paradoxalement sur une angoisse intérieure, en lutte, par son battement. L’album entier est de ces sonorités à la fois entraînantes et de l’intime, soulignant ainsi une intranquillité silencieuse de l’auteur. Mighz est un sorcier concoctant ses “potions” dans le plus grand secret, mais l’album-ci ne s’est pas faite en complète autarcie ; il est riche aussi des copains.

Contre un monde en silo, Mighz propose la confrérie des alentours, où le local s’implante dans le (travail) global (de l’album). Vie au lent à sa manière (avec Mehdi AplusB et Julien Roussel), l’album se présente ici poétique et chaloupé, presque dansant. Plus avant, avec Dax Santos et ce couplet d’espagnol sur AI 4801, c’est d’une roguerie latine qu’il s’habille, avec cette sentence à l’odeur d’apocalypse: « La dystopie est proche tant la dysphorie cache une grande – que dis je – une immense colère / J’ai pas attendu le mouv’woke pour me réveiller de l’époque“. Et bing ! Tunjay, lui, la joue plus nocturne. Les pistes s’ouvrent et se découvrent à longueur d’écoutes, dévoilant un ouvrage d’artisanat pensé, roboratif, mais jamais écrasant ; tout ceci passe légèrement, marque allègrement.

Sans doute par l’union d’une forme et d’une force ; une force d’écriture qui manque à notre temps : “Le réel tient qu’à un fil / Ils font du virtuel un film, un genre d’éternel quiproquo“, nous donnant envie de consulter notre Baudrillard. Les mots s’entrechoquent, maillent, deviennent parfois musicalité, l’auteur usant d’homophonie et de paronomasie astucieuses. Comme Raimbaud d’Orange, Mighz continue à apprivoiser les mots, à les faire tinter, se frotter. Par petites touches, on pressent une réflexion grandissante sur le langage : “Je me méfie des experts, [… qui] parlent comme une étiquette car ne connaî[ssant] qu’un seul sujet“. Le langage se pense comme nécessité respiratoire, cerveau et vision, nous évoquant la réflexion de Fritz Mauthner. Certes, l’album ne s’enfonce pas dans l’érudition lexicale (ce qu’il pourrait, d’ailleurs), ni n’atteint d’équivalence dans les vues profondes des auteurs évoqués – ceci s’expliquant tout simplement par le fait que nos rapprochements transversaux concernent des médias formellement différents (articles et livres contre musique) – mais les constats se recoupent, et on est tenté de convier Mighz à se pencher sur les articles profonds et le cercle d’auteurs défendus par le critique littéraire Juan Asensio (encore lui !), travail s’axant, entre autres, sur ce même détournement du langage contemporain débouchant sur sa perdition. Quelques mots suffisent à une vision poétique : “J’entends crier les amoureux de la mort, j’entends chuchoter le bruit du dehors“. Quand tant d’albums urbains se perdent en futilités moitrinaires, se condamnant à l’évanescence dès l’instant d’après, Zéro Un l’emporte haut, s’en détachant, tout en pointant en filigrane notre si étrange présent.

Tracklist
01. Desert Swing
02. Nombres
03. Boda de Ideas
04. Ego Sum Ex (ft. L’Erreür & Damien Noudelmann)
05. AI 4801 (ft. Dax Santos)
06. Fier et humble
07. Vie au lent (ft. Mehdi AplusB & Julien Roussel)
08. Bonjour piano
09. Dix Temps Vox (ft. Tunjay)
10. Data Jungle
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