Le retour aux affaires de Fredo Roman aka NONSTOP avait été l’un des grands événements (musicaux) de 2022 et avait valu au revenant de figurer dans notre classement des disques importants de ce millésime. La bonne nouvelle de cet automne est que Fredo Roman a repris goût aux disques et aux débats publics, et ne laissera pas cette fois filer dix ans entre les sorties. Si vous avez aimé Zyklon Bio, vous ne pourrez que vous inclinez devant Alien au Pays des Aliénés, sa nouvelle réalisation, disque qui est tout simplement encore meilleur que son prédécesseur. Aux manettes, on retrouve les productions soignées de Renan Guilcher, Roman au chant et, en appui, la basse de Richard, frère de, compagnon de route et bien sûr ancien de chez Diabologum. Le dispositif est intact et inchangé (on ne change pas une équipe qui perd/gagne avec autant de facilité) mais tourné vers un format album qui, s’il est un peu plus traditionnel que sur le précédent disque (rappelons le, Zyklon B était composé de deux longues plages tunnel d’un quart d’heure chacune), offre à l’auditeur de souffler entre deux bouillons tasses mais aussi un poil de variété dans les ambiances glauques.
Ce qui frappera évidemment à la première écoute, c’est bien entendu la densité et la force de percussion des textes. Le nombre de poetic-punchlines à la seconde ferait passer Eminem pour Aya Nakamura et Teki Latex pour un rappeur hémiplégique. Les phrases choc foisonnent et explosent comme un bouquet d’artifices, fougueux et pétillant. Elles éclatent les unes après les autres comme le tapis de bombes lexicales qu’évoquait William Burroughs dans certains de ses textes. Les mots bacilles jouent du coude pour dynamiter l’ordre établi et provoquer un mécanisme de confrontation/dissociation de l’auditeur au monde réel qui révèle sous ses pieds/oreilles un abîme sans fond. L’ambient rétroactive du premier titre, Crocodile Gandhi, mériterait qu’on en reproduise le texte en entier mais quelques bribes suffisent pour dire à quelle altitude Roman situe sa poésie cataclysmique. « J’étais le plus malin du tas de cendres… Tu peux pas rendre tout le monde heureux, t’es pas une gaufre. Rêve de croissance infinie dans un système à l’agonie. En biologie on appelle ça un cancer, ici on appelle ça le progrès. » On donnerait cher pour avoir écrit une seule de ces formules. Alien au pays des Aliénés en délivre un bon millier, imparables, brutales, évidentes, immédiates épiphanies qui claquent, sur un système pas toujours si complexe d’assonances et de résonances, et révèlent chacune ce qu’on appellera par facilité des « vérités ». NONSTOP ne fonctionne jamais comme un moralisateur ou un militant : on parle bien de vérités philosophiques, d’images, complexes, dont le sens est toujours plural, multifacettes. Contrairement à d’autres chanteurs engagés ou conscients, Fredo Roman agit comme un révélateur de génie, ne produisant du sens indirect que par la superposition et la juxtaposition parfois surréaliste et d’apparence aléatoire d’intuitions ou d’images. Certaines chansons contiennent un roman sur une seule phrase. Ainsi, Nutriscore Z qui commence ainsi : « (…) J’ai inventé un clignotant pour les gens qui vont tout droit. Un homme saoul porté disparu participe à sa propre recherche dans les bois. Quand on ne sait pas où on va, l’essentiel c’est d’y aller le plus vite possible…. A chacun son couloir de nage. » Chaque groupe de mots ouvre un espace d’imagination dont l’accumulation construit un grand mécano-monde oppressant et paranoïaque. Chaque image renvoie à un éclat de la société de surveillance généralisée, à une agression reçue par les braves gens et qu’ils doivent encaisser seconde après seconde pour tenir debout.
Ambiance bon enfant est empli de tension. Roman est comme encerclé par une électro grésillante et qui lui tourne autour. Les boucles constrictor resserrent peu à peu l’étreinte autour du flow qui s’échappe de lui en essayant de serpenter et de respirer à travers la musicalité que lui confère naturellement son accent du sud-ouest. Quelques questions tombent dans le vide, immédiatement remplacées par d’autres interrogations tout aussi absurdes et qui n’ont en commun que de rester sans réponse. La folie rôde mais le narrateur semble l’éviter à chaque fois en lançant une nouvelle image distordue. C’est le flux qui alimente la machine, qui nourrit la combustion et remplace la fuite à toutes jambes. On passe pas très loin du burn-out sur un Alain Proust irrespirable et qui semble plus décousu et fragmenté que les autres morceaux. La bouillie est totale, avec des morceaux dedans, qui dégoulinent tout du long, et laissent des traces de gras sur les draps. La deuxième partie du morceau est sidérante, serrée dans des boucles vrillantes, horrifique en diable : « en bas c’est le ballet des ambulances. Moins de shérifs, plus d’apaches. On hurle dans un entonnoir, histoire de mettre plus d’ambiance. La vérité a tort, vive le score ! La vérité a tort, vive le score ! Un score fachosphérique, dans le respect des valeurs de la République. C’est le record du plus long rôti de porc ! Le record du plus long rôti de porc… «
Le reste est à l’avenant, pourrait-on écrire pour se débarrasser de tout ça et renvoyer aux chansons. Il faut se forcer pour tenter de produire un commentaire qui ne paraphrase pas de manière dégradée Alien au Pays des Aliénés. Cela arrive rarement mais les chansons étant elles-mêmes des commentaires sociaux, des réflexions-fusées crachées à nos oreilles, des flèches décochées sur un monde dégueulasse, on ne peut faire autrement que de les prendre en pleine poire comme autant de directs au menton. La musique de NONSTOP stupéfie, pétrifie et fige l’attention sur une formule, arrête le cerveau sur un enchaînement à toute vitesse de cinèmes empruntés à la télé (Hanouna, les Nettoyeurs de l’Extrême) comme à la philosophie ou au surréalisme. Grenade à la grenadine. Y’a Carlos Goshn dans ton congélo. La police ne tabasse pas gratos, elle est payée pour ça…. La révolution gronde sur Autoportrait dans un Miroir Convexe, l’un des titres les plus impressionnants, accompagné par un formidable martèlement industriel, qui renvoie au caractère inarrêtable et surdéterminé de ce qui NOUS arrive. Car, alors qu’il ne semble parler ni de lui, ni de nous, alors que les textes ne semblent être qu’une adresse frontale et générale (NONSTOP ne raconte pas d’histoire, ne dit jamais « je », ne parle techniquement de « rien du tout), un cri de colère qui n’appartient pas par nature au monde de la chanson de variété, cette « parole » s’insinue en nous et nous cause comme aucune autre. Nous y sommes. Le déluge, le vortex, et il nous tourne la tête, nous écrabouille, comme si on allait devenir dingo, comme si toute cette oppression, somme de ces phrases mises bout à bout, se révélait à nous dans toute sa splendeur horrifique. Les six minutes de Autoportrait sont interminables. Elles n’en finissent pas de nous appuyer sur la poitrine, de nous mettre la tête sous l’eau au moins qu’on finit soulagés quand le titre verse dans le pourtant pas très reposant Antidote Antidaté. On ne peut pas dire que le travail de NONSTOP soit agréable à l’écoute. C’est même tout le contraire. Il y a quelques petites éclaircies sur la fin, souvent des pointes d’humour qui viennent rendre tout cela non pas supportable mais plus léger. A cet égard, le final Afterwork à l’aftershave passerait presque pour un titre sympathique. Mais l’ensemble est si lourd, compact, puissant qu’on y revient et qu’on y retourne… comme si on voulait être sûr et se persuader qu’il pourrait en être autrement. Comme Lowry ou Melville, Fredo Roman, dans le domaine qui lui est propre, celui de ce spoken word electro à la Alan Vega, ce cousin par alliance de Throbbing Gristle qui serait mené par un Genesis P. Orridge encore plus glaçant et exclusivement concentré sur son sujet que l’original, intervient pour révéler la nature intrinsèquement catastrophique du monde. Lowry s’y perdra au fond d’un verre. Melville s’abîmera dans un emploi de bureau. Roman apparaît et disparaît comme si le secret était trop lourd à porter dans sa vie de tous les jours. Il le décharge sur nous pour tenter de s’en débarrasser. L’espoir n’est nulle part. Le progrès n’existe pas. L’effondrement, la guerre, la surveillance, la bêtise, la crasse, la laideur, sont tout ce qu’il y a. L’art n’est même plus une révélation, surtout pas une transcendance, c’est une plainte, un chant du cygne dans lequel pointent les dernières traces de rébellion, de colère et d’humanité. Décrire ce fiasco est la seule chose qui permet de ne pas s’y noyer et de s’en préserver quelque peu. Ce disque est implacable, le plus beau, lucide et élégant constat d’échec qu’on a entendu depuis des lustres.