On ne chronique pas si souvent les EPs, même si celui-ci avec ses 26 minutes est peut-être bien… un album et presque aussi long que des LPs auxquels on prête plus d’attention. S’agissant de Seefeel, ne pas considérer Everything Squared comme digne d’une chronique à part entière serait oublier : 1/ que le groupe n’a pas sorti de long format depuis dix ans ; 2/ que rien de ce que fait ce groupe n’est anodin.
Les Anglais, depuis leurs premières réalisations sur Too Pure, sont un groupe qui interroge sur son style, son appartenance à telle ou telle école, un groupe de l’entre-deux et de l’entre-tout dont la musique, chantée, hantée, électro, électrique aussi, donne une (très) bonne idée de ce qu’a pu être la modernité musicale entre 1991 (leur naissance) et aujourd’hui. Pour la plupart des commentateurs, le groupe de Mark Clifford et Sarah Peacock (Shigeru Ishihara est également à la basse mais le batteur Iida Kazuhisa ne semble pas présent ni crédité) passent pour le point d’équidistance entre My Bloody Valentine et Aphex Twin, c’est-à-dire entre le shoegaze rugissant et pop et l’électro-acoustique avancée. La définition, qui a quasiment 30 ans maintenant, n’est ni juste, ni injuste, mais peut-être plus si pertinente aujourd’hui, avec un Everything Square qui a les deux pieds dans les musiques électroniques et qui n’a pas grand chose à voir avec les tentations déconstructivistes d’Aphex Twin.
Le shoegaze lui-même n’est plus qu’un lointain souvenir avec quelques réminiscences ou traces de guitares sur un Lose The Minus qui est parcouru par des échos de guitares si distantes et économes qu’elles font baigner une atmosphère de western et de fin du monde sur le morceau. La voix de Peacock est à peine présente, ombre d’elle-même qui glisse à l’arrière-plan comme pour se faire oublier. Le Seefeel du jour ou de la décade est électro et minimaliste, un disque d’ambiance qui a plus à voir avec le travail de Beak qu’avec celui des groupes cités. Antiskeptic est lumineux et répétitif, mêlant un tintement ambient à une rythmique à vapeur de locomotive industrielle. Seefeel n’a pas besoin de grand chose pour faire une pièce de musique. La matière première n’est pas tant la voix que le synthé ou les guitares, mais la réfraction des sons et des silences, des instruments et des composantes les uns sur les autres. C’est le mmmm qui rebondit sur le floc sur un Sky Hooks addictif sur une unique boucle de cinq ou six secondes tenue ferme durant six minutes. C’est la bribe murmurante (une voix? même pas) qui agit sur un Hooked Paw qui semble enregistré dans une salle de bains ou une cabine de douche, intéressé seulement par le rebond/reflet du son sur la forme.
Everything Squared est un drôle de titre pour ce faux album/EP puisque s’il y a ici une sorte de transformation du son en programme tout à fait scientifique et mathématique, on a aussi la sensation que rien n’aboutit à une forme définitive, que tout est hésitation, mouvement et indécision. End of Here n’est en aucune manière une fin ou un état d’arrivée du son. C’est une tâche qui s’étend et s’épanche, une sorte de blob composé de brouillard et de neige qui bat et qu’on imagine comme un nuage organique chez Cronenberg, cœur battant sous la ouate. Tout est « carré », mais pas « coincé ». Tout est cousu à la main mais jamais de fil blanc. Les amateurs de chansons pop, de crescendos et de grands développements en seront pour leurs frais : le charme de Seefeel ne s’exprime plus que dans le tâtonnement et l’abstraction. Ca carillonne, ça nébuleuse, ça tintabulle mais dans la négation du refrain, de la mélodie. Cette musique faite de bribes est passionnante si on aime se perdre en terre inconnue, si on aime distinguer les fantômes mais ne jamais les voir au point de les identifier et d’en frissonner. C’est une musique de questions posées et de promesses non tenues.
Qu’un groupe aussi intelligent et avec une telle longévité nous propose cela aujourd’hui en dit long sur les mille et une étapes nécessaires afin de rien connaître absolument. C’est un parcours d’humilité, de sagesse et de fraîcheur que de toujours reprendre la chose au début. La plus grande réussite de Seefeel est de n’avoir rien appris et de nous sembler aussi mystérieux et insondable qu’à ses débuts.