La comédie musicale pourrait se scinder en deux catégories. D’abord, suivant une vieille tradition hollywoodienne, l’objet rodé dans ses moindres détails, exécuté par des pros, coloré, hyper chorégraphié, imparable (de Fred Astaire à Coup de cœur, de Bob Fosse à La La Land). Ensuite, plus rare, la comédie musicale où l’on chante et danse volontairement mal. Il ne s’agit guère de clamer un quelconque amateurisme mais de laisser une pointe hasardeuse s’engouffrer dans les rouages de la machine, d’apporter naturel et spontanéité dans un genre cinématographique ordinairement façonné au millimètre près. Comme si les premiers films de la Nouvelle Vague réinvestissaient le champ bétonné du musical hollywoodien. Les exemples sont peu nombreux : Haut Bas Fragile de Rivette, Everyone Says I Love You (Woody Allen), Les Chansons d’amour (Christophe Honoré), ou donc, aujourd’hui, cette splendeur de Jeannette (ou l’enfance de Jeanne d’Arc vue par Bruno Dumont).
Cinéaste facétieux étant aussi l’un des plus grands du moment (avec David Lynch), Dumont chamboule considérablement notre rapport au musical. Déjà, une comédie musicale autour de l’enfance de Jeanne d’Arc !? Un geste fort, affirmé. Et puis le cinéaste conserve les dialogues médiévaux de Charles Péguy. Dans Jeannette, il y a donc un bouleversement de perspectives sonores : le spectateur entend une langue ancienne mise en chansons. Premier choc. Il se trouve que depuis la série P’tit Quinquin, Dumont, sans non plus se départir de ses origines bressoniennes, ajoute de l’iconoclasme, du burlesque et du farfelu dans son cinéma. Ainsi, l’enfance de Jeanne d’Arc se chante et se danse sur du heavy 80’s, du death FM, avec chevelure qui s’agite d’avant en arrière, vocaux Lara Fabian, syndrome Nouvelle Star en terre du Nord. Et c’est magnifique !
La comédie musicale entre dans un territoire vierge : Jeannette se déroule en 1425 mais la bande sonore provient des années 80 ou 90 (composée par Igorrr, alias Gautier Serre), le récit est mythologique mais son traitement volontiers anarchiste. Tel un croisement entre un film des Straub / Huillet et une émission de téléréalité.
Le chant et la musique permettent surtout à Dumont de faire resplendir cette idée d’illumination qui façonne l’enfance de Jeanne. Aucun aveuglement mystique (comme hier dans Hadewijch où la jeune Céline, par amour du Christ, en venait à commettre un acte terroriste) mais une forme d’évidence, un fait établi par cette transformation d’une langue médiévale en chansons contemporaines. L’emploi de la comédie musicale permet ainsi de ne jamais douter des croyances exprimées par Jeanne. Car si le personnage détient un pied solidement arrimé à la terre ferme, la musique, de son côté, révèle toute l’extase religieuse qui parcourt son corps de jeune fille (jusqu’à la transe).
Ne pourtant pas oublier que dans l’intitulé « L’enfance de Jeanne d’Arc », le mot enfance compte bien plus que la figure de la Pucelle d’Orléans. L’illumination que dévoile la musique s’extraie facilement de toutes considérations religieuses pour mieux saisir des principes liés à la jeunesse : volonté de quitter le giron familial pour voler de ses propres ailes, croire en une destinée personnelle et tout mettre en place pour atteindre les buts fixés, dire adieu aux amis pour suivre une route intime… Des chemins qui mènent à l’affirmation du moi, au devenir adulte. Si Dumont s’intéresse depuis toujours à la religion (selon un angle théologique et philosophique), il n’en demeure pas moins athée, voire réticent. Chez lui, la religiosité ne vaut jamais pour sa représentation littérale, au contraire permet-elle de saisir deux ou trois choses autour d’un personnage (souvent adolescent).
Que Dumont, le temps d’un film casse-gueule (qui risque de ne pas se faire que des amis), s’exprime maintenant sur le mode de la comédie musicale imparfaite (oui, ici on chante mal – et alors ?), voilà un parti pris qui possède au moins l’avantage de remuer le cocotier docile du cinéma français. Et qui donnerait presque envie de se replonger dans l’intégrale Metallica (presque, hein !).
Jeannette – sortie le 6 septembre