Pour leur numéro mai/juin 1993, Les Inrockuptibles affichaient Bill Pritchard en couve (à l’occasion de l’album Jolie). Un geste fort, mais anti-commercial : à une époque dominée par les festifs Happy Mondays, le blues dark de Nick Cave ou les circonvolutions architecturales de Prefab Sprout, la musique de Pritchard semblait anachronique. Et pourtant, nous l’aimions pour cela : entre Daho / Hardy, Gainsbourg / Darc, Angleterre / France, spleen / ironie, Bill avait tout bon. Il devint même, chose rare, un ami virtuel, un auteur (au sens Cahiers du cinéma) dont la sincère modestie lui garantissait notre éternelle affection. Car Pritchard ne fut jamais tenté par une haute affirmation de lui-même. Tels Peter Astor, Stephen Duffy ou Forster & Mc Lennan, Bill n’eut de cesse de labourer son territoire intime, réfractaire aux modes, angliciste frenchy – jusqu’à un chef-d’œuvre absolu : Parce que, binôme magnifique avec Daniel Darc.
En 2019, les Mondays renvoient à un chouette souvenir ado, Paddy McAlloon s’est un peu volatilisé, Nick Cave enregistre des disques de vieux… Bill Pritchard, lui, dans sa trajectoire sans planification, demeure une valeur certaine – la seule de nos années 90 british ? Disons les choses autrement : Bill Pritchard, par sa nécessité à composer lors de moments spécifiques de son existence, ne possède aucun mauvais disque à son actif. On aura beau chercher, réécouter toute sa discographie, l’évidence s’impose : cette trajectoire n’admet aucun gras, aucun creux, ni déception ni morceaux quelconques.
Le hasard n’existe guère chez Bill Pritchard. En cette fin d’année, deux sorties communiquent entre elles, et surlignent la cohérence, voire même les lubies, d’un songwriter anglais ayant bien plus d’accointance avec Gainsbourg (père, fille, fils) qu’avec, disons, les Beatles. D’abord, un nouvel album produit par Frédéric Lo (Rendez-vous Streets) ; puis la réédition du séminal Three Months, Three Weeks and Two Days (petit classique intime supervisé par l’ami Daho en 89). Point de ralliement entre ces deux œuvres : la présence vocale d’Etienne sur le titre Luck (l’un des plus beaux de ce nouveau rendez-vous).
De l’amour adolescent de Pritchard pour Françoise Hardy jusqu’à sa très logique collaboration avec Étienne, puis sa rencontre, assez attendue, avec Lo, se dessine le portrait de l’alter-ego disparu : Daniel Darc. ED produisit le premier single solo de DD (La Ville). Lo, ensuite, offrit à Daniel une renaissance longtemps espérée (Crèvecœur). Au centre, l’album culte Parce que – Pritchard et Darc, cousins proches, abolissaient les frontières séparant l’Angleterre de la France.
Nous connaissons tous cette question fraternelle adressée par DD à Bill : « pourquoi n’es-tu homosexuel que dans tes chansons ? ». Banalement car Pritchard, inversement à Darc (dont le quotidien ressemblait beaucoup aux paroles de ses chansons), s’est toujours inventé des personnages en extension de lui-même. Les chansons de Bill en disent moins sur sa propre existence qu’elles ne dévoilent une fascinante liaison entre un background littéraire affirmé et diverses bribes d’intimités sous-jacentes. Chez Pritchard, la fausseté de la confession pop atteint un degré rarement atteint : tout est faux mais l’auditeur y croit quand même.
L’auditeur y croit car la voix de Pritchard, aussi touchante que celle de Leonard Cohen, n’a guère dévié avec le temps. La principale qualité de Rendez-vous Streets se trouve précisément dans l’immortalité, ou l’éternelle jeunesse, de son chanteur : depuis Half a Million (autre grand disque), le timbre si particulier de Bill reste identique. Comme si la vieillesse ne détenait aucune incidence sur ce pouvoir de jouvence partagé par l’auteur de Pretty Emily – d’où, également, un lien évident avec la daholéscence.
Cette voix permet, sur Rendez-vous Streets, d’humaniser la production assez glaciale de Frédéric Lo. Beau disque, Rendez-vous Streets. Sauf que Lo, impression personnelle, compose, arrange et mixe comme s’il vivait dans un igloo – un point qui me dérangeait déjà sur Crèvecœur. Il suffit de comparer l’enfermement Lo à la chaleur Daho de Three Months pour mesurer l’écart séparant un « classique pop » d’une collaboration « pas mal mais… ».
Pritchard peut chanter sur les productions parmi les plus cloisonnées du monde. Cela n’enlèvera jamais rien à la majesté de ses mots comme à sa toute puissance vocale (Cohen, encore). Néanmoins, un souhait de fan, une fantaisie personnelle, un espoir futur : un nouvel album de Bill produit par Étienne Daho.