[Chanson Culte #71] – A Roller Skating Jam Named Saturdays par De La Soul : smile, weekenders et culture black (1991)

De La Soul - A Roller Skating Jam Named SaturdaysPour cette première chanson- culte consacrée au groupe d’Amytiville (Long Island) De La Soul on aurait pu retenir à peu près n’importe quel titre de leur premier album Three Feet High And Rising. On aurait pu étudier Me Myself and I et en faire le précurseur de l’ego rugissant et multirépliqué des décennies qui suivraient. On aurait pu prendre le génial Eye Know, voire deviser sur la minute surréaliste de Transmitting Life From Mars en la rapprochant de la chanson de Bowie. On aurait pu mais on a arrêté notre choix sur un morceau pas si emblématique de l’album qui suit, De La Soul Is Dead (1991), lequel, pour son titre et son ambiance générale, est souvent réputé être un album plus sombre, bâti en réaction (à défaut d’opposition) au marketing daisy age (néo hippie) du premier. Cette qualification d’album sombre est en grande partie une connerie tant De La Soul Is Dead reprend les codes du premier disque, s’impose comme un disque hautement jouissif, parfois tout aussi cartoonesque que son prédécesseur, et fait montre d’une créativité débridée qui s’exprime par la dispersion des voix, l’éclatement complet du format et l’immense diversité des approches proposées par Prince Paul (qu’on retrouve à la production) et les trois membres du groupe. De la Soul Is Dead est peut-être bien supérieur à Three Feet High And Rising. C’est une thèse qu’on peut soutenir sans mal et le chef d’oeuvre ultime du rap des années 80 qu’il conclut en beauté et en joie (un peu triste). C’est une autre histoire.

A Roller Skating Jam Named Saturdays est l’un des morceaux guillerets du disque. Contrairement à ce qu’on croit, il y en a plusieurs et il est précédé en plage 3 par l’excellent Talkin’ Bout Hey Love et l’indépassable Pease Porridge qu’on peut tenir (sans plaisanter) comme aussi important et ambitieux que, disons, Cabin Essence pour les Beach Boys. Il faudrait un livre entier pour célébrer le triomphe de Pease Porridge, il en faut un peu moins pour raconter Saturdays. Les deux se complètent du reste assez bien et usent du collage, du sample et d’un mélange complexe des voix pour dire des choses essentielles, sur le groupe pour le premier, sur l’Amérique Noire pour le second. Car A Roller Skating Jam Named Saturdays n’est pas qu’un tube à se damner, joyeux et dansant, c’est aussi un morceau qui est profondément ancré, inspiré dans et par la culture noire américaine.

Pour faire simple, la chanson raconte l’histoire de jeunes gens qui vont faire du roller (ou de la trottinette) le weekend après avoir travaillé toute la semaine. Pour l’auditeur moyen, ce n’est qu’une chanson un peu marrante qui prépare à la sortie du weekend. Pour ceux qui connaissent un peu l’histoire du roller skating, De La Soul prend appui sur un des piliers historiques du loisir noir. Les pistes de roller en salle ont longtemps été l’une des distractions préférées de la jeunesse blanche américaine. En campagne et en ville, on se rue le weekend venu dans d’immenses arenas où les filles en jupettes font des tours de piste et se font draguer par des jeunes bien comme il faut. Après le sport, on partage une orangeade ou un coca, et on noue connaissance. L’arena incarne LA distraction par excellence et est bien évidemment INTERDITE d’accès aux personnes de couleur. En 1964, après ce qu’on appelle le Civil Rights Act, acte décisif pour la reconnaissance des droits des personnes noires, le droit est assoupli mais… pas pour le roller. Les propriétaires qui souhaitent protéger l’ambiance « blanche » d’antan vont se contenter d’ouvrir un seul soir pour les Noirs en baptisant ces soirées colorées « Soul Night » ou « Martin Luther King Night ».

C’est dans ce contexte que va naître la culture de rue du patin, du roller que l’on verra déferler ensuite dans les rues des grandes villes et à New York en particulier. Les Noirs et les Latinos s’emparent du roller et font nouer cette culture à une culture musicale marquée par la soul, le disco puis le rap. Des styles différents se développent, on patine en bandes, en couple, en trio, en longs trains amicaux où des dizaines de personnes défilent dans les rues en se tenant par la taille et en écoutant de la musique. Les patinoires qui sont ouvertes spécialement dans les quartiers sont des endroits de divertissement mais aussi des endroits où pénètre souvent la violence de la rue. Il y a des bagarres, des trafics, des rivalités entre bandes, ce qui amène entre les années 80 et les années 2000 à un changement d’ambiance et à de nombreuses fermetures. Il n’en reste pas moins que la référence au roller qui est centrale dans le morceau de De La Soul est tout sauf un choix anodin. On trouve ainsi dans la musique des dizaines de chansons qui font du samedi soir l’occasion d’une sortie au cinéma à l’image du Saturday Night at The Movies de The Drifters, chanson de 1964 et qui est portée ici par l’un des meilleurs groupes soul (noir) des années 1960.

La culture roller est aussi très présente avec notamment ce titre de Vaughan Mason & Crew, Bounce, Rock, Skate, Roll. Le groupe mélange funk et disco pour une série de morceaux qui surfent sur la mode du roller disco. La musique investit les « patinoires » et les transforme en un creuset musical incroyable et qui se situe à la jonction des genres. On y entend de la soul, du funk, de la pop, tout ce qui est susceptible de se danser, de s’amuser en patinant. On peut retrouver des traces de ce mouvement libératoire et hyper créatif dans des films comme Roller Boogie (1979) ou même Austin Powers… En France, en 1980, Sophie Marceau fait quelques tours de piste à la Main Jaune, le club roller disco de la capitale.

De La Soul a déjà utilisé un sample de Vaugham Mason and Crew sur son précédent album, sur le morceau Cool Breeze on the Rocks. Le trio se tourne cette fois vers d’autres titres évocateurs et notamment Saturday In the Park du groupe Chicago (1973). Le sample le plus marquant reste peut-être I Got My Mind Made Up (You Cant Get It Girl) d’Instant Funk, groupe du New Jersey qui signe quelques tubes à l’apogée du mouvement disco, à la toute fin des années 70. Un dernier emprunt plus surprenant est opéré chez le groupe de Chicago Young Holt Unlimited. Le groupe choisit d’emprunter quelques mesures d’une reprise du…. Light My Fire de The Doors (hé oui….).

La présence de ces trois segments dans A Roller Skating Jam montrent une vraie volonté d’aller puiser et gratter l’histoire du mouvement roller disco, pour s’en approprier l’énergie, l’essence mais aussi l’origine douloureuse. Le titre de De La Soul est ainsi un modèle d’intelligence puisque évoquer le roller équivaut implicitement à revendiquer une totale décontraction par rapport à l’héritage noir. L’ensemble du morceau servira à dire à quel point les Noirs le vivent bien désormais et sont parfaitement au clair avec ça.

Autour de ce canevas, le groupe renvoie une image de la jeunesse noire qui est tout à fait propre, joviale, gentille et finalement identique à celle qu’on donnait de la jeunesse blanche dans les années 40. Les paroles sont centrées sur la sortie et les rencontres entre jeunes. A peine, plane-t-il dans ce couplet une menace toute sexuelle dans l’entrée « en érection » des bad boys, seul moment de tension (littéralement) qui renvoie quasi directement à l’irruption des blousons noirs et autres petits délinquants parodiés par John Waters dans Cry-Baby, dans les comédies musicales du genre de Grease (1978). Pour le reste, le sentiment de sécurité est total… renversant complètement la représentation de la culture noire et gangsta qui a profondément marqué l’opinion.

Boy was high, girl fly like kite
They hold hands until next day
Boy then lets go, hit his way
Boy rules butt, brags to his boys
Erection brings bad boy joys
Boy thinks of that big fat back
Big black fat love, big black fat
Girl calls boy to stand him up on Saturday
Saturday

A Roller Skating Jam donne à voir une société noire qui est rigoureusement américaine et identique à la société blanche, une société qui travaille et a juste besoin de se reposer le weekend. L’intérêt du titre réside dans ce double mouvement qui conduit à produire un titre « noir » (le sexe est évidemment plus mis en avant que dans les chansons tendrement rock des années 40, mais on est bien bien plus tard, on danse, on drague) mais qui a également pour fonction de lutter contre le différentialisme.

Il se dégage du morceau un sentiment d’extrême normalité et une impression de joie incommensurable. Oui, on est noirs et on est heureux de sortir le samedi parce qu’on est absolument NORMAUX. L’allégresse est renforcée par le côté communautaire du morceau qui est largement partagé avec les amis du groupe. De La Soul confie le premier couplet au rappeur Q-Tip (A Tribe Called Quest) et le refrain à la magnifique chanteuse Vinia Mojica qui, comme De La et le précédent, appartient au collectif Native Tongues, lequel regroupe plusieurs rappeurs et MC de la périphérie new-yorkaise. Mojica n’a pas eu l’immense carrière que son énergie, sa beauté et ses premières apparitions vocales laissaient espérer. On la retrouvera néanmoins sur pas mal de disques et par exemple en 2002, chez DJ Mehdi. Le fait que la piste soit confiée non pas uniquement aux membres du groupe mais aussi aux membres du collectif renforce l’idée selon laquelle Saturdays renvoie aux pratiques d’une bande d’amis, d’un groupe, d’une classe entière.

L’évocation de la semaine de travail a cette même fonction : montrer que tout est normal. « Pose ton attaché case… parce que tu as bossé comme une brute toute la semaine », chante Kevin Melcer aka Plug 1, comme s’il se prenait pour un employé de bureau.

Toss that briefcase, it’s time to let looseCause you’ve worked like heck to get the week in checkSo unfasten that noose around your neckConnected like a vibe from the wheel to the footCome on everybody dig the funky output

Dans la structure du morceau, David Jolicoeur/Trugoy/Plug 2 (disparu l’an dernier) fait figure de léger perturbateur puisqu’il intervient sur un couplet magnifique avec le joint aux lèvres et une décontraction plus typée. On est en 1991 et la consommation d’herbes fait évidemment partie de l’imagerie partagée de la fête. Le couplet est splendide et gentiment psychédélique et constitue l’un des meilleurs moments du morceau. L’allure juvénile de Trugoy n’y est pas pour rien.

Feed on a weed and we’re feeling highSun is on thick and the cheese is rollin’ quickCome on, there’s no time to hideSeason is twist, spinning and winningNo hackeysack, let let me inSpill on the bottom away, but it’s okay, huhIt’s a Saturday

L’effet produit est remarquable : en quatre minutes, les De La Soul nous ont donné envie de danser, de chanter, d’écouter du rap, de faire du roller et démontré qu’il n’y avait aucune insécurité à New York mais aussi que les Blacks (s’il fallait encore le dire, et il fallait encore le dire) étaient des gens comme les autres. A Roller Skating Jam named Saturdays est à cet égard un titre parfait, léger, désinvolte, très pop et qui renvoie à l’univers des chansons de weekend, genre en soi, qu’on retrouve un peu partout.

On pourra ainsi s’amuser à comparer la vision de De La avec deux morceaux dont le premier, signé Flowered Up, Weekenders (1992 mais joué dès 1991) est quasi contemporain. La sortie du weekend pour se libérer des contraintes sociales et d’un travail qu’on a ou qu’on a pas, deviendra Outre-Manche un élément structurant de la vie des jeunes et donc de la sphère musicale. Le mouvement rave n’est pas si loin, Madchester non plus. Chez Flowered Up, la philosophie est déjà assez différente puisqu’il s’agit de dénoncer ceux qui ne s’amusent que le samedi, au profit d’une revendication d’une fête permanente. La vision est plus radicale, plus sombre déjà mais repose sur cette même idée qu’il faut contrer la morosité et le sérieux du monde adulte par un hédonisme forcené et, ici, narcotique et saturé en bpm.

En guise de dernière illustration, on pourra aussi sur un thème pas si éloigné, voir de quelle manière ce souvenir du souvenir est retravaillé par les Arab Strap… sur The First Big Weekend.

Went out for the weekend, it lasted for ever
High with our friends it’s officially summer
Went out for the weekend, it lasted for ever
High with our friends it’s officially summer

On est en 1996 mais il est assez évident que Moffat parle de faits qui se sont produits quelques années auparavant donc autour du début des années 90. L’évocation est empreinte de nostalgie (on sait que ce temps là est fini) mais le refrain dansant, amené par la boîte à rythmes, ouvre une éclaircie sur un souvenir amical et grégaire joyeux, que le chanteur associe au début de l’année, à la prise de drogue et à la picole, à l’oubli. Les mêmes ressorts sont à l’œuvre.

A Roller Skating Jam Named Saturdays est un bon exemple de chanson qui en dit plus que ce qu’on entend, tout en ne se prenant pas au sérieux. Le De La Soul de cette époque est, par ses textes, ses samples, la construction de ces morceaux, un groupe passionnant et rayonnant, un groupe essentiel qui a tenté d’agir sur la représentation que la communauté noire avait d’elle-même, mais aussi, à travers son succès, sur la manière dont les autres communautés l’envisageaient. Quel bonheur d’écouter et de réécouter ce morceau !

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