Le chant est incertain. Le Belge a déjà été en meilleure forme. Miné par la pandémie et surtout en lutte contre un cancer du pancréas depuis deux ans, on pouvait craindre le pire pour Arno il y a quelques mois. On peut trouver le projet quelque peu opportuniste et l’émotion facile à gagner. Le disque a été gravé sur proposition du patron de la maison de disque qui souhaite développer une collection où des artistes réputés revisitent leur répertoire avec pour seul accompagnement un piano. Rien de tel pour émouvoir que de mettre à nu : cela marche à tous les coups mais pourquoi s’en priver.
Accompagné par le pianiste lillois (et du rap, comme on le surnomme parfois), Sofiane Pamart, qu’on suit depuis une petite éternité, Arno nous offre en quatorze pièces un tour somptueux dans une carrière qui prend naissance au milieu des années 70 et qu’il espère pousser (on l’imagine) jusqu’à sa cinquième décennie. De l’époque TC Matic (au début des années 1980), on trouve ici le sublime Putain, Putain, seul rescapé de l’époque héroïque. Pour le reste, Arno revisite avec brio et surtout une énergie vitale incroyable des classiques comme Quelqu’un A Touché Ma Femme, les Yeux de ma mère ou encore Solo Gigolo. C’est parfois affreusement mélo et surjoué (Elle adore le noir) mais souvent d’une sobriété (sic) à toute épreuve, sublimée par le piano gentiment lyrique et plutôt économe ici de Sofiane Pamart. Le pianiste est pour beaucoup dans la poésie qui se dégage de l’ensemble. Son piano est romantique et caressant mais jamais envahissant ou trop bavard. Il semble attendre Arno quand celui-ci traîne en route ou lui ouvre la voie quand il tarde à démarrer. Cette attention du piano ou chant (qu’on entend distinctement sur Santé, merveille absolue et bijou du disque) est ce qui donne au projet toute sa justesse et sa pertinence. On retrouvera en octobre Sofiane Pamart aux côtés d’un autre monstre sacré pour un spectacle avec Joey Starr à Paris. Arno chante en confiance et sans avoir à démontrer qu’il interprète. L’absence de volonté « performative » est un gage de sincérité maximale et confère aux relectures un sentiment de naturel et de nécessité.
Difficile de ne pas voir ici une portée testamentaire quand Arno chante la beauté de sa mère (les Yeux de ma mère) ou l’amour qui s’effiloche. Son débat avec la chair, le sexe, l’âge fait souvent sourire et ressemble à un magnifique chant du cygne (Nous deux), poussé au bout comme un acte de résistance ou une tentative de survie. Il y a une forme de magie qui se dégage de ces textes déglingués et maladroits, de ces faux pas et déséquilibres poétiques que le chanteur assume avec grâce et fragilité. Tatouage du Passé est délicat de simplicité et chanté à l’arrache. Il y a rarement eu chez Arno l’intensité et la qualité d’écriture des très grands de la chanson (Brel, Brassens et consorts) mais le Belge a su imposer, au fil du temps, une poésie plus directe, moins outillée en métaphores, terrestre et foncièrement humaine, comme s’il s’agissait justement, sur chaque vers, de rattraper son déficit essentiel par un supplément d’âme véhiculé par la livraison. Le mélange d’Anglais et de Français vient de temps à autre rechercher une filiation plus rock, comme si, à l’image de son pays, Arno portait sur lui cette idée de n’être que le bâtard et l’héritier de tous les autres : mi-chanteur Belge, mi-punk, mi-rockeur anglais, mi-chansonnier et auteur de variétés, Arno est l’homme qui pèse cinq ou six moitiés et qui les assemble et désassemble à volonté. L’ensemble est par nature insatisfaisant et incomplet mais aussi investi d’une force et d’une conviction qui ramènent cet art à hauteur d’homme et le rendent plus humain qu’humain. Arno est devenu grand de se savoir plus petit que tous les autres.
Dans mon lit est magistral et Je Veux Vivre un excellent exemple de ce que les deux compères ont de mieux à donner : une leçon de Vivre, une leçon de respiration, de souffle et d’expression. Ce disque, sans vouloir trop en faire, est un bon antidote contre la mort. Il préserve et repousse, éloigne et tient à distance, à l’image de La vie est une partouze, si juste et si petite à la fois.
Il est tard
Tard ce soir
Ma tête en brouillard
Mon goût salé
Je sens la bière
Elle la fraise
Le diable s’occupe de lui
Les gens chantent anglais
Allongée, elle s’ennuie
Mais le pire de tout elle est jolie
La vie, c’est une partouze
La vie, c’est une partouze
Je suis bien, bien avec rien
Mais mieux avec peu
Tout le monde a le droit
Le droit d’être con
Je suis le roi du monde
Je bois, je bois quand je veux
Je paye quand je peux
J’accepte l’hiver, j’aime bien l’été
J’suis le roi du monde
La vie, c’est une partouze
La vie, c’est une partouze, oh
La vie, c’est une partouze
La vie, c’est une partouze