L’économie n’a jamais autant régi nos vies. À présent, il faut nous imaginer comme des Sisyphe heureux. À la tête de la PME Tricatel, Bertrand Burgalat le sait. Compositeur précieux, chanteur à mi-temps – quand ses musiques ne trouvent preneur -, animateur d’émissions et honorable défenseur de la cause diabétique, son label est une licorne de l’industrie musicale, qu’il connait encore mieux depuis son rôle au sein du syndicat français de l’édition phonographique. Un label et un artiste qui auront collaboré avec de nombreux artistes comme Christophe Willem, Hélène Nogera ou Les Shades et produit une palanquée de musiques de films, avec quelques albums cultes à leur actif. Son 6ème, Rêve Capital, est sorti ce printemps. Avec ses 18 pistes, il nous régale de manière roborative. On mange bien chez Tricatel…
L’économie du sommeil commun
Le toujours gandin nous accueille dans un Flash par sa voix reconnaissable entre toute, voilée mais bien élevée, qui a le charme des aspérités. Sa composition électronique, ayant fait sa marque délicate, nous ensommeille pour mieux nous convier à un petit voyage à travers la société des loisirs. Mais, contrairement à un Bret Easton Ellis, nulle société de l’Entreprise victorieuse ici, celle-là est lasse et figée comme sont les enseignes et logos clignotant la nuit. Burgalat ne dénonce pas, il énonce, avec un regard se refusant l’évaluation. C’est avec la gaieté du vague-à-l’âme en paix qu’il chantonne avec humour Retrouvailles. Bertrand s’amuse à plaquer sur des musiques mélancoliques mais égaillantes des phrases atones, lâchées avec un certain détachement hérité d’un Gainsbourg, comme : « La mort est un détail / La vie, un brouillon. » Ou encore, un peu plus loin dans L’attente : « On est resté rêveurs dans les marges de la vie, dans les rencontres qui n’ont pas eu lieu« . La majorité des chansons ont été écrites par les fidèles Blandine Rinkel, écrivain et chanteuse de Catastrophe, et Pierre Jouan. On suspecte ici que la proximité (physique pour Burgalat, littéraire pour les autres) avec Michel Houellebecq ait laissé quelques traces dans cette poésie des solitudes contemporaines, mais à laquelle se combinerait une lassitude bourgeoise enjouée de celui qui sait, et s’en amuse. Celles-ci nous semblent décrire un personnage tout droit sorti des romans de Houellebecq, mais un dandy dont les pulsions morbides se seraient calmées, revenues à la normale l’âge avançant, privilégiant un palace de Capri à l’Accor du Havre. Non contaminé par le pessimisme cru du susdit écrivain, il mélange sa lucidité amusée à des relents de souvenirs des compositions de François de Roubaix, Michel Legrand et Ennio Morricone, mais dont les grandes espérances se seraient ravisées. Burgalat est de ces pyrrhonistes voyant que le monde ne va pas si bien, mais pas si mal non plus. La vie a ses lots de consolation tout comme de douleur. Dès lors, la traverser placidement est la plus viable des solutions.
Il est étonnant de remarquer à quel point ces compositeurs de musique de films sont évoqués chez d’autres cette année : entre Gaspard Augé avec Escapades ou les dernier albums de La Femme et Clara Luciani, le cinéma de papa a le vent en poupe. On peut en dire de même pour Rêve Capital, sans pour autant le ranger à côté. Tout d’abord parce que Burgalat baigne dans ses références depuis un certain temps (les artistes évoqués sont plus jeunes que lui) de par ses compositions de films s’ancrant dans un paysage d’une France terrestre, trop rare (De Gaulle Bâtisseur, Gaz de France). Non plus dans sa musique mais dans ses paroles, il cite des répliques de Domicile connu de José Giovanni tout autant que la comédie musical Viva Las Vegas de Georges Sidney (avec le titre J’ai adoré cette journée). Deuxièmement, ses sonorités cinématographiques aux violons prennent une moindre place que dans ses bandes originales. Au contraire, l’album studio lui permet de convier aussi à la table Kraftwerk et d’autres références, sans jamais se laisser envahir par elles, donnant des sonorités disco-funk comme Parallèles, voire plus jazzy (Correspondance). L’exemple le plus étrange et représentatif étant Sans accolades, morceau dont on croirait entendre l’accord musical de Two Hearts de Phil Collins qui se verrait réorchestré et haché par un Vladimir Cosma. Les clips enregistrés pour l’album, sont comme toujours soignés – à l’exception de l’horrible film publicitaire pour le remix de L’homme idéal, que l’on penserait réalisé par le label Spinnin Records, comme si tout producteur électro comme Yuksek, de par sa réputation trendy dans la French Touch 3.0, devait se coltiner une imagerie mainstream pour natifs digitaux – en particulier Vous êtes ici, presque entièrement réalisé via Google Maps, système D oblige. L’album a ces sonorités des bande-sons que l’on peut écouter sans réel besoin d’images, si ce n’est les nôtres, souvenirs personnels, filmiques ou musicaux emmagasinés.
Candide sur la route de la servitude
La plage éponyme de l’album nous laisse imaginer un Bertrand Burgalat, seul et en paix comme le sont les personnages peignés par Edgar Hopper dans ses bars. Alors que l’album qui précédait, Les choses qu’on ne peut dire à personne, se voulait un panel de paysages métropolitains (d’ailleurs, la remarque vaut au-delà de cet album), celui-ci embrasse une vision de l’U.E. à travers son prisme économique. L’album a la signature olfactive des aéroports propres, l’arôme des banquettes d’un TGV neuf, voire les senteurs d’un grand hôtel encore désert le matin. Nous passons des romans de Benoît Dutertre à ceux d’Aurélien Bellanger sur l’aménagement du tissu économique. La chanson européenne évoque tout autant les attentats que la technocratie froide de Bruxelles, idéal déchu, alors que Spectacle du monde (le plus beau morceau, le plus remarquable, la faute à quelques accords de piano et de cordes répétées) en décrit un aseptisé par les algorithmes, l’entrechoquement du numérique et de l’organique se faisant au profit de la première, limitant l’autre à la barbarie, et où seule subsisterait la mort comme ultime acte charnel. Gravitant autour de la technique, sa musique ne dérive jamais vers le fonctionnel, son sens musical n’étant plus à démontrer. La science-fiction n’est néanmoins pas tant éloignée, les sonorités grésillantes Du haut du 33ème étage (tiens tiens, très houellebecquien comme titre) conférant à l’ensemble du disque un surréalisme que l’on connait de Burgalat. Elle nous rappelle qu’avec son premier album, Burgalat a rendu possible la cohabitation de l’électronique et de la poésie sémantique au sein d’une électro pop raffinée. Elle nous rappelle aussi qu’une neurasthénie heureuse est envisageable.
La musique y est voyageuse et enchanteresse, doucement ensoleillée, d’une teinte jaune-orange aussi pâle que la couleur des lunettes de notre ingénu. Les paroliers de Burgalat peignent une société des désirs fatiguée d’elle-même, par petite touches impressionnistes, et le léger vertige existentiel qui suit une trop large exposition à celle-ci. BB balance quelques pointes taquines à l’invasion des marques dans l’espace, la géolocalisation de nos données par les GAFA ou la curée #BalanceTonPorcelet, des progrès sociétaux pas toujours souhaitables, c’est selon. Rentrant dans ce portrait-robot de la nouvelle chasse aux sorciers, il dresse les louanges de L’homme idéal, un homme sans grandes qualités, mais pas trop nocif non plus – un homme normal, moyen en somme. Burgalat semble être un brave type. Le remix, réalisé par le talentueux Yuksek, lisse la rugosité indue par la variét’ pour mieux passer dans les débuts de soirées tropéziennes, rendant le disco plus coulant, mais sans pour autant trahir le matériau original. Il est plus de l’ordre de l’arrangement que de la réinterprétation. Sont inclus également dans la galette l’instrumentale du superbe L’attente, soulignant le talent mélodique de Burgalat, ainsi que d’une reprise sympathique par Charles Dollé.
Les homo œconomicus que nous sommes en sortons moins zombi que vivants de cet album. Les mots sont joueurs et recherchés. Les paroles de Burgalat sont rares, face à la prestance de sa musique, mais riches par leur abstraction poétique :
Naufragés sans visage dans le grand magasin, […]
Et triomphe l’ironie de l’Histoire, / Les mecs qui jouent aux hommes,
Dégaine de bagnards, et visas plutonium,
À l’ère des sermons et des ultimatums,
Des religions vétilleuses, qui ne croient plus en Dieu.
N’avons-nous d’autres choix, que d’aller vers les cieux?
La mystique nucléaire, les notes de téléphone… […]
Je t’attends, toi qui n’existe pas.
Pourtant, elles exposent une perplexité économique en termes compréhensibles. Dénuées de toute acrimonie, drôles et profondes, faisant côtoyer sacré et profane, universel et individualités, elles se font désirées, leurs sens cachés à double fond se révélant au fil des écoutes. Alors que The Ssssound of Mmmusic, son premier album faisant l’objet d’une certaine aura, s’est vu re-pressé cette année, ce Rêve Capital offre un regard partageable dont l’écoute embellit notre réel. Ce sera le même, mais en un peu mieux.
02. Retrouvailles
03. Parallèles
04. Du haut du 33ème étage
05. Spectacle du monde
06. L’attente
07. Sans accolades
08. L’homme idéal
09. La chanson européenne
10. È Pericoloso Sporgesi
11. Vous êtes ici
12. Correspondance
13. J’ai adoré cette journée
14. Rêve capital
15. L’homme idéal (Yuksek Radio Edit)
16. L’attente (Instrumental)
17. Du haut du 33ème étage (Charles Dollé Cover)
18. L’homme idéal (Yuksek Extented)