
Notre précédente rencontre avec Belly remontait à 30 ans, pour une date à l’Elysée Montmartre (Paris), ayant été précédée d’une Black Session assez élégante et mémorable. Le groupe de Tanya Donelly, ex-Breeders, ex-Throwing Muses, était alors à l’aube d’un succès qu’on lui prédisait foudroyant, porté par un disque, King, qui succédait au magnifique Star, album chouchou du gourou radiophonique Bernard Lenoir et qu’on avait usé jusqu’à l’os. Star était une merveille de douceur et de subtilité, un disque mi-jangle pop, mi-dream-pop, soutenu par une énergie et une féminité libérées et traversé d’influences qui nous semblaient alors curieuses et venues de l’Ouest : surf, western, post-punk mais joyeuses et vitaminées, tout en étant mélancoliques et affirmées. Belly devait jouer un peu plus tard à Bercy en ouverture d’un concert (auquel on aura finalement pas assisté) de REM, symbole d’une croissance annoncée qui n’aura pas tourné comme le label 4AD l’espérait. Le deuxième album, King, reçut un accueil plus que timide, victime d’un retournement de tendance et de mode, qui devait lui être fatal. Le soufflé Belly retombait emportant avec lui ce disque malaimé et les rêves de gloire d’un groupe qui se séparait aussitôt après. Donelly a poursuivi depuis une carrière solo inégale. Belly s’est reformé en 2016, a sorti un nouvel album en 2018, Dove, puis tourné régulièrement depuis, essentiellement en Angleterre et aux Etats-Unis.
En tournée américaine, on retrouvait ainsi pour la première fois la bande, célébrant les 30 ans de ce King emporté par l’histoire et que les fans, peut-être influencés par le grand retour de flamme britpop en cours, ont entrepris de réévaluer. Tanya Donelly est accompagnée sur la scène du mythique Paradise Rock Club, à deux pas du campus de l’Université de Boston, par le batteur Chris Gorman, son frère Thomas à la guitare, et l’exubérante bassiste Gail Greenwood, arrivée (si nos souvenirs sont bons) juste après Star, laquelle a tendance à occuper toute la scène aux côtés d’une Donelly plus discrète. La chanteuse est coiffée d’un bonnet gris et de petites lunettes rondes, qui lui donnent un côté hipster cool assez élégant. Le groupe joue à domicile et la salle est pleine à craquer d’un bon millier de fans à l’allure décontractée. Le Paradise Rock Club respire l’Amérique progressiste, lettrée, blanche, mêlant une base majoritaire de quinquas prospères, d’homos, lesbiennes, hipsters à une petite population plus jeune et sans doute attirée par l’aura d’un groupe qui incarne à la perfection le rock US de “college”. Le set est structuré en deux parties : le groupe entame d’abord en jouant dans l’ordre et en intégralité l’album King (sur une cinquantaine de minutes) puis enquille, sur une durée équivalente, par un best-of de ses meilleurs morceaux, soit pas mal de chansons de Star, quelques faces B, reprises et titres de son troisième album, Dove.

Tanya Donelly – Belly (Boston 2025)
L’entrée dans King est plus laborieuse qu’on ne l’aurait cru. La voix de Donelly tarde à se dégager d’un soupçon de fausseté et on peine à retrouver la légèreté et le côté évanescent qui marquaient pourtant les deux jolis morceaux que sont Puberty et surtout Seal My Fate. Le groupe joue avec application et un soupçon de rigidité ralentie qui donne au tout un côté pataud et des allures de nostalgia act, qui nous rappellent (à juste titre) que notre (bon) souvenir de Belly remonte à trois décennies. On en serait presque à se dire que King est un album qui ne mérite pas les honneurs d’un 30ème anniversaire quand le groupe se libère enfin. Red permet à Donelly de se poser et au groupe de trouver sa bonne mesure. Le texte nous fait toujours sourire et on retrouve des couleurs.
Red, you look tired.You look older than your mother.Where should I not touch?What should I not kiss?Where does it hurt?Red, in you slumber,You look younger, so much stronger.Honey on your breath,Heaven in your head.Where does it hurt?Red red red, oh.
Belly reprend pied à travers des tempos ralentis qui atténuent l’enthousiasme envahissant d’une Greenwood désinhibée. Le groupe salue quelques visages connus dans le public. Des souvenirs remontent à la mémoire sans doute. Silverfish sonne magnifiquement, suivi par l’efficace Super-Connected, single de l’époque qui met en valeur l’écriture classique et académique d’une Donelly dont le principal défaut aura sans doute toujours été de composer ce genre de choses “archétypales” d’un rock basique, féminin et fort en guitares. Les titres les plus en vue de l’époque nous semblent aujourd’hui un peu trop stéréotypés et sans surprise. La voix de Donelly les transcendait en studio mais ils ne fonctionnent plus tout à fait avec la même force. The Bees et King qu’on aimait beaucoup nous agacent désormais et se noient dans le ventre mou d’un disque qu’on voit défiler avec une quasi indifférence. Now They’ll Sleep et Untitled and Unsung nous semblent plus longs que leurs trois minutes et surtout moins vifs et vivaces que leur version studio. Le final est plus marquant avec l’excellent L’Il Ennio, ses ruptures de rythme, son mélange de douceur et d’électricité qui a de faux airs de bon titre des Breeders, et le morceau de bravoure magnifique qu’est Judas My Heart. A l’époque, on se souvient que les groupes gardaient une chanson un peu plus longue ou plus pesante pour la fin. Celle-ci remplit tout à fait son office. Le texte nous semble toujours aussi hermétique. La chanson parle de trahison et de dérive du coeur. C’est à la fois beau et déchirant, jusqu’à ce que la narratrice se redresse et se remette à marcher. Le titre conclut un anniversaire contrasté qui n’aura pas tout à fait rendu justice au disque originel.
La seconde partie du set est heureuse bien meilleure. Le groupe revient après une petite pause comme s’il était débarrassé d’un fardeau. La batterie gagne en souplesse et Donelly prend un peu plus de risques à la guitare. Les standards s’enchaînent à un bon rythme, avec beaucoup plus de fluidité, d’engagement et de charme que durant la première partie du set. Si ça rame encore un peu sur Low Red Moon, on décolle avec l’enchaînement qui court de Gepetto à un Feed The Tree aux sonorités folk toujours aussi séduisantes, en passant par Slow Dog et Dusted. Ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des chansons qui constituent le coeur de ce second segment proviennent de Star, qui était probablement bien meilleur que son successeur, mais on se dit que tout n’est pas perdu. La musique est plus ludique, plus astucieuse, plus fougueuse. Shiny One, tiré du troisième album Dove, sonne plutôt pas mal et apporte quelques nuances psychédéliques à un cocktail finalement assez trad rock. Le rappel se fait dans la joie avec un Thief vocalement aventureux et un Full Moon, Empty Heart, qui faisait partie de nos titres préférés à l’époque mais qui nous laissera un peu sur notre fin.
On l’aura compris, il n’est pas toujours bon de se replonger dans ses engouements de jeunesse. L’anniversaire du King de Belly aura souffert de la comparaison avec les souvenirs embellis d’un passé discographique et scénique qui était sûrement impossible à concurrencer. Sont-ce les chansons qui ne sont pas assez bonnes pour traverser le temps ? Notre jugement d’alors qui les faisait plus belles qu’elles n’étaient ? Est-ce une question d’époque ? De fraîcheur ? On a pris plaisir à retrouver certaines d’entre elles, à réécouter les textes, à descendre leurs cours sinueux, à revoir Donelly en pleine forme et à l’aube de la soixantaine mais pas autant qu’on l’avait espéré. Il y a du tragique dans ces séquences de nostalgie. Du beau, du laid et du tragique. C’est sans doute pour cela qu’il ne faut pas en abuser.
Photos : B. Berton

