Beth Gibbons / Penderecki / Górecki / Symphony n°3
[Domino Records]

5.5 Note de l'auteur
5.5

Beth Gibbons - Symphony of sorrowful songsQuel pari c’était ! Invitée en 2014 au Grand Théâtre de l’Opéra National de Varsovie, la chanteuse de Portishead a accepté de reprendre dans sa version originale (en polonais donc) la partition vocale de la 3ème symphonie de Górecki, la pièce la plus célèbre et triste de l’histoire de la musique classique contemporaine, écrite en 1976. Accompagnée ou accompagnant plutôt le grand chef et compositeur Krysztof Penderecki, à la direction, et l’Orchestre polonais, Beth Gibbons remportait alors un succès en forme de triomphe montrant, devant une salle conquise, qu’on pouvait venir de la pop et se hisser au rang des meilleurs sopranos. Le disque qui sort chez Domino Record retranscrit cette performance à la fois extraordinaire et inespérée mais ne manque pas de mettre en évidence, maintenant que la chose est gravée, les limites rencontrées par Gibbons dans sa tentative.

Il ne s’agira aucunement ici de faire le procès de la chanteuse qui, dans ce registre-là, aura eu le mérite d’essayer. Si la sortie du disque peut permettre à quelques dizaines de milliers d’auditeurs supplémentaires d’écouter ce chef d’œuvre, la démarche aura été utile. Parler exclusivement de Beth Gibbons est par ailleurs dérangeant quand on s’intéresse un tant soit peu à une pièce dont la voix, même si déterminante, ne vient jamais que « compléter » ou sublimer une partie instrumentale dont la puissance émotionnelle et le lyrisme intrinsèque emportent tout sur leur passage, notamment sur le premier mouvement. La voix, et c’était le sens que lui donnait l’interprétation de référence de la soprano Dawn Upshaw ne doit surtout pas exercer de domination sur les instruments et plutôt se concevoir comme une partie de l’ensemble.

Sans doute est-ce l’un des désavantages involontaires de cet enregistrement de la symphonie par une star de la pop que d’avoir trop mis en avant (sans que la production s’en fasse l’écho) la performance vocale au détriment de l’instrumentation. Celle-ci, du reste, est parfaite de bout en bout et probablement l’une des meilleures qui aient pu être captées. Penderecki est contemporain de Gorecki et a tout compris de la partition. L’orchestre le suit avec beaucoup de vivacité dans les attaques. La difficulté de la partition de Gorecki tient évidemment dans cette succession de mouvements lents qui implique de donner du rythme, de la profondeur et de l’intensité autrement qu’en accélérant la cadence ou en modulant les vitesses. L’orchestre joue ici à la perfection, affichant un splendide équilibre entre les instruments et exécutant notamment le dernier et troisième mouvements d’une manière exemplaire et littéralement déchirante. Quoi qu’on pense de l’interprétation de Gibbons, Gorecki est là et bien là. La Symphonie des plaintifs, dont les trois mouvements sont tirés respectivement d’un chant monastique du XVème siècle (une mère chante pour son fils), d’une prière à Marie gravée par une prisonnière dans sa cellule de la Gestapo et d’un chant populaire exécuté par une femme dont le fils vient de mourir, est désormais mondialement connue. Elle a été popularisée par les médias et découpée en des dizaines d’extraits pour illustrer des films et des publicités. Elle n’en reste pas moins une pièce d’une grande humanité, triste à mourir et à l’impact émotionnel de laquelle il est presque impossible d’échapper. La harpe, le piano et les cordes sont irrésistibles.

Dans cet ensemble-là, on doit reconnaître que Beth Gibbons, qu’on adore par ailleurs, livre une prestation trop juste. Le premier mouvement ne souffre pas trop de ses limites vocales, mais les deuxième et troisième ne fonctionnent pas comme il faudrait. On aurait pu penser que sur le Lento e Largo – tranquillisimo, la voix fragile de Gibbons aurait pu apporter quelque chose à l’humanité de la prisonnière. Ne parlait-on pas d’une jeune femme, enfermée par les nazis et attendant sa possible et probable mort ? Malheureusement pour le disque, la prestation de Gibbons sent encore le travail et l’effort réalisé pour chanter en polonais et atteindre les notes souhaitées. Cela se fait au détriment du rendu final et de la capacité d’immersion du morceau. Il ne faut rien exagérer : cela s’écoute et s’apprécie mais l’oreille est suffisamment dérangée pour que l’émotion soit atténuée. Sur le troisième mouvement – lento cantabile semplice – la voix de Gibbons est pour le coup limitée dans sa capacité d’élévation. Ce n’est pas tant une question de technique que de registre mais on ne décolle pas. Paradoxalement encore, alors que l’extrême sensibilité de Gibbons (dans son registre pop ordinaire) est une qualité, sa voix n’amène pas de supplément d’âme lorsqu’il s’agit de chanter la perte de l’enfant dans ce contexte orchestral. La première moitié du mouvement est plate et sans relief. C’est dommage bien sûr mais cela ne veut pas dire, encore une fois, qu’il faut se détourner du disque ou condamner qui que ce soit. C’est juste que le mouvement n’atteint pas les mêmes hauteurs et reste, pour ainsi dire, « cloué au sol » ou « collé à l’intention » sans pouvoir taquiner le sublime (c’est-à-dire le sacré) des interprétations de référence.

On avait critiqué il y a quelques années une version contemporaine et pop de la Troisième Symphonie par l’Américain Colin Stetson. Il s’agissait alors d’aller bidouiller la partition pour coller aux sentiments de l’interprète. Stetson ne s’en tirait pas si mal. Beth Gibbons, dans une tentative académique, ne fait rien de mal, mais rien de bien brillant non plus. On regrettera que la performance magnifique de Penderecki et de son orchestre n’ait pas eu l’occasion de s’étalonner avec une chanteuse d’un autre calibre. On saluera toutefois la curiosité qui n’exclut pas que, dans d’autres circonstances, on réévalue notre jugement.

Tracklist
01. Lento – sostenuto tranquillo ma cantabile
02. Lento e largo – tranquillissimo
03. Lento – Cantabile semplice
Ecouter Beth Gibbons Henryk Górecki: Symphony No. 3

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2 Comments

  1. says: daniel

    Bonsoir, mes impressions à l’ écoute de ce projet recoupent tout à fait les vôtres. Beth Gibbons réalise une belle performance , certes, mais qui ne reste qu’une performance . L’ émotion que l’on avait envie de ressentir n’ est pas là.

    1. Cela ne se dément pas à quelques mois de distance. Cela reste une belle tentative mais assez nettement en dessous des autres enregistrements de ce chef d’oeuvre. Comme quoi, tout n’est pas que sensibilité. La technique peut compter parfois…

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