On n’aurait pas parié, lorsqu’on a découvert la musique d’Umberto, il y a une quinzaine d’années maintenant que le compositeur américain en arriverait, à la maturité, à un tel niveau d’ascèse et de minimalisme. Mais la mutation est bien en marche depuis une décennie et avait déjà porté ses fruits pour son arrivée chez Thrill Jockey avec le séduisant Helpless Spectator, album qui rétrospectivement faisait le lien entre le nouvel et l’ancien Umberto.
Quand Helpless Spectator s’inventait encore un espace cinématographique, même dénué de spectateur, pour développer sa narration musicale et « s’apparenter » encore à une BO imaginaire, Black Bile s’en affranchit complètement pour n’être plus qu’une « musique faite de musique », une sorte d’aventure intérieure où la musique ne poursuit plus des images ou des rêves mais où les notes se poursuivent les unes les autres et dialoguent entre elles. Matt Hill n’a pas totalement déshabillé son projet puisqu’en le baptisant Black Bile, il le rattache à cette théorie médicale moyenâgeuse qui analysait la santé humaine, la santé du corps et de l’âme, en la renvoyant aux rapports de quatre « humeurs » : le sang (foie/cœur), la pituite (ou lymphe commandant au cerveau), la bile jaune (foie/violence) et la bile noire (rate/mélancolie).
Avant peut-être d’en venir aux trois autres, c’est à cette dernière, la bile noire ou l’atrabile qu’Umberto consacre ce premier développement, triste et économe en effet, comme si on se trouvait tout du long (qui en l’occurrence est assez bref puisque l’album ne compte que 7 titres pour une durée de 32 minutes) à l’intérieur d’un corps en train de scruter l’écoulement de ces fluides. Comme le veut la théorie, la bile noire (comme chacune des humeurs) est fortement associée à une saison, qui en favorise l’épanchement, à savoir ici l’automne, saison grise, sèche et plutôt froide dans les représentations, qui concourt à l’expression de la mélancolie. Sur le plan musical, on doit avouer qu’on se détache assez rapidement de cette affaire de fluides et d’humeurs pour s’en remettre au charme fuyant des mélodies et des motifs automnaux que tisse l’artiste.
Black Bile repose sur ce qu’on appelle généralement des « mélodies à deux doigts », voire à un seul, puisque le projet repose principalement, au piano d’abord, puis avec un rendu épaissi par d’autres entrées instrumentales, sur des motifs à deux notes autour desquels Umberto tourne, tourne et tourne encore avant d’emprunter une voie (au hasard) qu’il va essayer d’explorer et de « mener à son terme ». Le minimalisme tel qu’il se pratique ici ressemble à un mélange de jazz, pour le goût de la recherche et de la semi-improvisation, et de psychogéographie, pour la capacité à se disperser et à se perdre au petit bonheur la chance. Il va de soi que le motif sur lequel l’artiste s’attarde est un motif quasi aléatoire dont le jeu va tenter de faire apparaître la nécessité et la justification. La musique d’Umberto se déploie dans un sens, puis se paume. Au lieu de rebrousser chemin, elle s’entête et se paume encore plus, jusqu’à finir dans un puits ou au fond d’un ravin. Par moment, elle s’élève, perd pied avec le sol et flotte à quelques dizaines de mètres au dessus du sol, héritant d’un caractère fantomatique et spectrale (Vestige, par exemple) qui ré-établit la connexion avec tout ce qui s’est fait avant.
On suit aveuglément (c’est le principe) mais avec une confiance mesurée, comme si chaque exploration portait sur elle la possibilité de mal finir. Black Bile est un disque paradoxalement paisible, peu agité mais qui ne cesse jamais d’être inquiétant ou habité par une menace. C’est le propre de la mélancolie, d’être hantée par la trace de la mort, sans que celle-ci montre jamais le bout de son nez, voire ne s’exprime à travers une cause ou une force. A la différence d’autres minimalistes (on peut citer l’Anglais Lawrence English ou Akira Kosemura, dont on parlait il y a peu de l’album commun Selene, qui est à la fois assez semblable mais presque opposé dans son projet et son aboutissement, tellement joyeux et élevé), Umberto n’est jamais euphorique et semble repousser les éclaircies qui chez d’autres viennent récompenser les longs développements, comme si on méritait le pique-nique à la fin de la randonnée. Grasp se déploie sur cinq minutes sèches sans qu’on cède jamais à l’idée d’une progression ou d’une issue. C’est dans ce long plateau que l’artiste, comme on travaillerait la monochromie, fait scintiller le même sous des effets de lumière et d’échos pour le rendre plus riche et divers. Spoonwood ne fonctionne pas différemment, prenant une ou deux minutes à isoler deux notes références avant de les encercler et de leur conférer un instant de gloire-écho en les jouant de manière détachée. Empty Shell les reprend et les fait de nouveau résonner et résonner jusqu’à ce qu’elles se heurtent à la coquille (presque vide) et s’émaillent en sons de clochettes. Il faut se laisser faire avec docilité par ce travail sur le son, sous peine de trouver cela intensément rasoir et chiant comme la mort.
Cette musique ne se mérite pas, elle se descend assis confortablement et les yeux mi-clos. October est un sommet du disque sans altitude et on doit admettre que l’immersion provoquée par la seconde moitié du disque nous transporte. Monkshood et surtout Vestige sont d’une précision millimétrée et ouvrent des abîmes avec trois fois rien. Le sujet (la mélancolie, la bile) prend tout son sens dans cette manière de faire du surplace et de laisser filer le temps, en l’accompagnant d’un simple effet caverneux ou de cloches invisibles. On regarde le crépuscule qui nous enrobe et nous entoile de nuit. Dying Honey & Linden est une vraie conclusion/ponctuation, finale et suspendue.
L’éducation à ce genre de musique équivaut à savoir jouer avec le temps qui passe et ses vrais faux rythmes qui nous tromperont toute notre vie. C’est une discipline presque martiale qui oblige à transformer la patience en soie/soi, l’attente en contemplation. Black Bile est un petit chef-d’œuvre anti-moderne, anti-zen et anti-technologique, une œuvre aussi sacrée que conservatrice mais qui contient tout un monde en expansion.
02. Spoonwood
03. Empty Shell
04. October
05. Monkshood
06. Vestige
07. Dying Honey & Linden
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