I’m Not There, s’intitulait le film que Todd Haynes avait consacré à Bob Dylan. Le titre aurait également convenu à Velvet Goldmine, que le même Haynes articulait autour d’une scène glam rock fantasmée, revue par le filtre des souvenirs, avec pour figure centrale une déclinaison Remake / Remodel de David Bowie (baptisée Brian Slade). Car les multiples changements d’identités bowiennes, de Ziggy Stardust au Thin White Duke, assassinaient l’artiste au profit d’un miroir adaptable à chaque époque. Cette intemporalité permettait également à Bowie d’occuper une non-place terrestre, comme s’il « venait d’ailleurs » pour très vite y repartir. En tant qu’acteur, David Bowie n’aura jamais cessé d’appliquer cette idée de présence / absence, de passage fugace dans un monde n’étant pas le sien.
Bien sûr, L’Homme qui venait d’ailleurs, premier grand rôle de Bowie, est symptomatique de ce déracinement puisque le musicien y interprète Thomas Jerome Newton, un humanoïde volontairement expatrié sur terre afin de fournir en eau sa planète rongée par la sécheresse. Mais ici, le visage de Newton se confond avec le Bowie berlinois de 76 : maigre, sous coke, dans les nuages, très en avance sur ses contemporains… Bowie y est plus présent qu’absent tant l’image de Newton renvoie à la personnalité qu’était alors celle du compositeur.
Or, si L’Homme qui venait d’ailleurs peut se voir tel un métadiscours (sans doute inconscient) sur la figure de Bowie au sein de l’industrie musicale, tous les autres films de l’acteur insisteront clairement sur un entre-deux mondes dans lequel se niche, parfois se perd, l’image de Bowie. Une image tellement fantasmatique qu’absolument irréelle.
Dans Furyo (son plus beau film), Bowie incarne le major Celliers, un Anglais prisonnier de guerre qui détonne dans le camp japonais situé à Java durant la Seconde Guerre Mondiale. Non seulement Celliers est faussement accusé de trahison (il n’a donc aucune raison d’être ici), mais sa blondeur est trop voyante, trop extraterrestre pour ne pas modifier l’ordre des choses (en l’occurrence, la rigueur martiale du capitaine Yonoi, qui en tombe amoureux). L’entre-deux mondes de Furyo se niche au creux d’un long flash-back traumatique (la culpabilité de Celliers à l’égard de son jeune frère bossu) et d’un final qui verra le personnage enterré vivant – le film, lui, poursuivra sa route en compagnie du colonel John Lawrence et du sergent Hara, Bowie n’ayant fait que passer dans une zone de transition située entre le début de la guerre et l’armistice. Il n’en restera qu’une image symbolisée par une mèche de cheveux.
Les Prédateurs (sorti la même année que Furyo) explicite cette idée d’un Bowie éphémère, n’étant guère là où il devrait se trouver puisque le personnage de John Blaylock, un immortel depuis trois cent ans subitement en proie à un vieillissement accéléré, n’est déjà plus le charismatique dandy new wave des premières images mais pas encore le zombie momifié du stade final. Il navigue entre deux états, entre souvenirs du passé et futur incertain. L’horloge du temps fixe le personnage dans un présent qui s’écoule trop vite.
Même schéma dans le délicieux The Linguini Incident : Bowie y joue Monte, un barman british expatrié à New York et qui, pour satisfaire un pari avec ses employeurs, doit épouser une serveuse en moins de sept jours. Le click de l’horloge oblige ainsi Monte à surjouer ses origines anglaises afin d’alpaguer la belle Rosanna Arquette, jusqu’aux fabulations et à l’impossibilité identificatoire : Monte est un pilote de course ? Un cascadeur à la retraite ? Un étranger en attente de la carte verte ? Un amoureux sincère ou un sacré manipulateur ? Comme Celliers et Blaylock, Monte impose une présence physique, charismatique, mais il n’est pas là, son appartenance au temps présent demeure floue, limite incongrue.
Idem dans La Dernière Tentation du Christ où Bowie prend le visage et le corps d’un Ponce Pilate qui survient à l’improviste pour mieux s’évaporer. Dans Série noire pour une nuit blanche où le tueur Colin Morris apparaît par surprise, soliloque sur sa pleine connaissance des événements et des personnages, puis s’efface littéralement de l’écran. Dans Labyrinth, une mièvrerie lucasienne qui permet néanmoins à Bowie d’investir le look (grotesque) d’un personnage qui ne peut vivre que dans le domaine des songes. Et même via son apparition en lui-même dans Moi, Christiane F. : le Bowie que contemple en live la jeune Christiane est inaccessible car pure fantasmagorie, trouée angélique dans un quotidien jouxté par la seringue et la prostitution.
I’m not there… Logiquement, ce fut David Lynch qui rassembla toutes les facettes cinématographiques de David Bowie lors d’un condensé définitif de dix secondes : dans le film Fire Walk With Me (prélude à la série Twin Peaks), Bowie, sous l’identité de l’agent spécial Philip Jeffries, revient d’on ne sait où et repart, par une simple coupe de montage, dans un grand nulle part. Son apparition n’est pas justifiée, rien ne l’annonce, et cela terrifie le spectateur. Chez Lynch, Bowie navigue dans des strates temporelles totalement indéfinissables, loin de la logique spatiale. Il peut certes mourir mais parasitera toujours la conscience de chacun. Bowie est un atome qui se réincarne sans nécessairement manifester l’ampleur du physique : dans la troisième saison de Twin Peaks, Bowie est un flash-back qui converse avec le présent et réussit à le modifier. Il est dorénavant une abstraction ni morte ni vivante, le dépositaire d’une courbe dimensionnelle qu’il se permet d’enlacer et de distordre. David Bowie, selon le regard de Lynch, est le grand Navigateur de la Guilde Spatiale. L’œil qui voit « les plans derrière les plans ».
Crédit photo : Bowie dans Furyo (capture d’écran).