Manque de bol, on n’a ni demandé, ni reçu l’édition Collector Super Méga Mouse Costaud avec 4 LPs, un livre cartonné, deux disques CD et le string (porté) de Brett Anderson de cet exceptionnel live au Royal Albert Hall de Suede, ce qui ne nous a pas empêché tout de même (et avec nos pauvres moyens) d’acquérir, d’écouter et apprécier la version « petit budget »… en 1 CD et quelques pages de notes du chanteur. Pour ceux qui auraient raté ça, le groupe brit-pop, emmené par le monument le plus sensuel (avec Luke Haines !) de l’ère brit-pop, est encore en vie (merci pour lui) et a redonné l’an dernier une série de concerts triomphale à l’occasion des vingt ans de son album phare, l’immense Dog Man Star.
Comme nous ne sommes pas profs d’histoire, nous ne retracerons pas la carrière de Suede dans le détail pour l’occasion, mais rappellerons quand même que le groupe de Bernard Butler (absent ici) et Anderson peut être tenu comme un des précurseurs de la britpop. Formé en 1989, lancé par un album très hype et éponyme en 1993, Suede préfigure par la folie qui l’entoure dès le lancement de son premier single, ce qui suivra puissance 1000 avec Oasis et Blur : le réinvestissement par le peuple britannique de la pop comme son terrain d’expression culturel favori. Dans le délire qui suivra, Suede prendra sa part des excès et des reproches, son imagerie glam, trash et héroïne, son parcours et son attitude hautaine ayant conduit à les faire prendre en grippe (ou au contraire à les faire adorer) par une bonne partie du monde occidental. Quoi qu’on pense du groupe, ceux qui n’aiment pas et ceux qui aiment se sont toujours accordés (ou presque) sur un point : le deuxième album du groupe est un chef d’œuvre et l’un des 5 ou 6 disques indispensables qui permettent de couvrir la période.
Sorti en 1994, Dog Man Star marque (déjà) pour Suede le retournement de conjoncture qui viendra plus tard pour les groupes britpop comme pour Pulp avec son This Is Hardcore de 1998. Quatre ans avant, Suede est déjà dans les choux, déconfit et avec le moral au plus bas. Bernard Butler, le guitariste prodige du groupe, est en train de faire sécession. En tournée, il voyage à part, s’emmerde et refuse de faire la fête. Ses amis, le nez dans la poudreuse et des acides pleins le bec, n’en peuvent plus, ce qui amènera au départ du rabat-joie en cours d’enregistrement. On les force à ouvrir pour les Cranberries, ce qui leur fait toucher l’inanité de la condition humaine. Butler perd son père et en a marre de cette vie de bohème. Anderson, à l’inverse, ne redescend plus et perd pied avec la réalité. Il carbure aux drogues psychédéliques, vit dans le Manoir de la famille Adams et entend des voix. Le groupe, qui a été l’objet de toutes les attentions entre 1992 et 1993, sent qu’on le déborde de tous côtés (Blur et Oasis pointent le bout du nez) et ne supporte déjà plus d’appartenir à ce mouvement ridicule qui s’apprête à envahir le monde. Persuadé néanmoins qu’il est génial (drogue aidant), Anderson mûrit dans sa mégalomanie un album gigantesque, orchestral, symphonique, qui dépasserait en ambition et en écho tout ce que les autres ont jamais envisagé. Dog Man Star sera son opéra, un véhicule pour exprimer sa poésie noire, ses lectures parano et ses obsessions culturelles. Lui et le guitariste se font une guerre de tranchées quand démarre l’enregistrement bien qu’animés par les mêmes intentions démesurées. Selon la légende du groupe, le début de la fin s’organise autour de la chanson The Asphalt World pour laquelle Butler tente d’imposer un solo de guitare de 8 minutes de long qui porterait la durée totale du morceau à quelque chose comme 18 minutes. Anderson et le producteur de l’époque font front et emportent le morceau, ce qui achève de ruiner tout espoir d’une collaboration fluide. Butler réclame la tête du producteur et ne l’obtient pas, préférant dès lors évacuer la zone. L’enregistrement se poursuit de manière chaotique, le groupe et le producteur finissant le disque comme ils peuvent. Butler accepte malgré tout de rejouer quelques lignes de guitares pour leur donner un coup de main… mais dans un studio différent. A sa sortie, le disque déçoit commercialement mais est un succès critique quasi unanime (certains le trouvent et le trouveront toujours trop pompier, trop glam, trop prétentieux, trop emphatique).
La réinterprétation 2014 que l’on retrouve sur le CD sorti le 4 septembre a été montée par le groupe dans le cadre d’une oeuvre de charité pour la Ligue Contre le Cancer (des ados) et succédait elle-même à une reformation en 2003 pendant laquelle le groupe avait rejoué l’intégralité de ses alors 5 albums sur 5 soirées successives. En 2011, une réédition augmentée (et insensée) de l’album en avait livré tous les secrets. En live, à nouveau, le résultat est à l’aune de l’album initial épatant et classieux. Brett Anderson est en voix et le groupe fait le travail avec application. De-ci, de-là, des apports de cordes donnent aux chansons cette dimension cathédrale post-romantique et glam qui lui va si bien au teint. Evidemment, réécouter Dog Man Star vingt ans après sur scène est un plaisir de vieux beau, une sorte de cerise sous la gâteau écrasée, qui n’apporte pas grand chose si ce n’est de se dire que : oui, décidément, c’était un truc important et qu’il n’a pas vieilli. L’absence de Butler est à peine perceptible, dans la lourdeur de certaines parties de guitares. Pour le reste, c’est 1994 qui revient avec force. L’album initial était saturé de sexe (l’influence de Prince), de glam (Bowie), de noirceur (The Velvet Underground) et tout y est encore vingt ans après. On prend le romantisme noir de The Wild Ones, Still Life et de 2 Of Us (la chanson la plus émouvante depuis le One de U2) au pied de lettre et on vacille sur les assauts généreux de We Are The Pigs et The Power. Le public reprend en choeur. Les briquets s’allument. Cela ressemble à une fête de famille où l’on vénérerait le Dieu Stupre, entre quadras rangés des pilules, mais la beauté est omniprésente. Sur Daddy’s Speeding et Hollywood Life, on pense aux références pop d’Anderson, à Ballard et à Crash. Même fringante, même jeune, cette pop portait sur elle les signes de sa prochaine corruption. Ce caractère saillant et essentiel de Dog Man Star, cet épuisement, cette pourriture larvée, semblent multipliés avec les années, mais aussi figés et gelés dans un passé éternel, comme si le temps était venu mettre un terme à cette aspiration décadente. La musique de Suede, et cet album en particulier, produit un effet étrange d’irréalité et de morbidité, de suspension du temps mais en même temps rappelle que la dégradation est imminente, menaçante et comme à jamais reportée par la puissance des guitares et des mélodies mises en œuvre. Dog Man Star se dresse, vingt après, comme l’équivalent musical du Dorian Gray de Wilde, intact mais pourri jusqu’au trognon, irrésistible et répugnant de beauté.
PS : pour les fans du groupe, le nouvel album, Night Thoughts, sortira le 22 janvier 2016. Il sera précédé par une série de deux concerts de lancement où le disque sera joué en intégralité à Londres, accompagné de la projection d’un film d’illustration. Night Thoughts est un album-concept qui raconte les pensées d’un homme qui se noie.
01. Introducing The Band
02. We Are The Pigs
03. Heroine
04. The Wild Ones
05. Daddy’s Speeding
06. The Power
07. New Generation
08. This Hollywood Life
09. The 2 Of Us
10 .Black Or Blue
11. The Asphalt World
12. Still Life
CD 2
01. Killing Of A Flashboy
02. My Dark Star
03. Whipsnade
04. Together
05. Filmstar
06. Trash
07. Animal Nitrate
08. It Starts And Ends With You
09. The Living Dead
10. For The Strangers
11. So Young
12. Metal Mickey
13. Beautiful Ones
14. Stay Together
Beau texte et un disque fabuleux. Le 1er album etait aussi tres bien. Il ne faut pas l oublier.
Je suis d’accord avec toi Rémi. Le premier est le premier et a ses qualités : incisif, des tubes, vif et brutal. Mais Dog Man Star évolue probablement un cran au dessus : c’est un album plus élaboré, plus ambitieux et qui, si on peut lui reprocher d’être pompier, atteint son objectif de classicisme…baroque.