Jonathan Demme (1944-2017)

Jonathan DemmeAuteur du meilleur concert filmé de tous les temps (Stop Making Sense, pour les Talking Heads), Jonathan Demme était l’un de nos cinéastes fétiches, et un passeur pour les enfants que nous étions lors des années 80.

Durant longtemps, les premiers films de Jonathan Demme restèrent inédits en France. Dans un monde sans DVD ni Internet, il fallait fouiner, partir dans le vidéoclub d’une ville voisine afin de mettre la main sur des merveilles telles que Swing Shift (avec Goldie Hawn et Kurt Russel) ou Cinq femmes à abattre (un Corman movie bien kitch). Heureusement, les petits miracles existaient : un soir de septembre 88, FR3, l’air de rien, diffusait Meurtres en cascade, thriller paranoïaque, assez sublime, avec Roy Scheider. Car Demme n’avait pas la côte de ses anciens collègues de l’écurie Corman (Scorsese, Dante, Sayles) : fidèle à son amour de la série B, le cinéaste traitait pourtant de sujets sérieux (place des femmes dans la société, judaïcité, ségrégation raciale) mais sur un mode pop, faussement badin.

En 1985, un film de Jonathan Demme sort enfin en France (dix ans après Colère froide avec Peter Fonda) : Stop Making Sense, captation live de trois concerts des Talking Heads. Le « plus beau film concert de tous les temps » est néanmoins diffusé en catimini ; et à moins de vivre à Paris (où le Max Linder Panorama programme cette œuvre rapidement culte), il faudra se contenter d’extraits, d’images, jusqu’à, pour les gens de ma génération, la vision du Saint Graal sur Arte (dans les années 90 ?).

Le premier Demme que je découvris fut Dangereuse sous tous rapports (Something Wild), qui devint instantanément l’un de mes films favoris (c’est toujours le cas aujourd’hui). Ce devait être un an ou deux après sa sortie en salle. Emblématique des années 80, ce road movie en trompe-l’œil décrivait une Amérique melting-pot, décoinçait le yuppie interprété par Jeff Daniels, et inventait une créature de rêve : Lulu / Audrey (Melanie Griffith, à son sommet), femme libérée en attente d’un joli coin banlieusard où tranquillement se reconvertir en épouse rangée. Something Wild ressemblait à un vinyle : une face A galvanisante, gorgée de tubes ; puis une seconde, tortueuse, trouble, violente. De l’Hitchcock revu par New Order, une chanson des Feelies (présents dans le film, pour une reprise live du Fame de Bowie) dans un univers à la Blue Velvet. Le film pop ultime !

En janvier 89, consécration d’un grand cinéaste (du moins, pour ceux qui s’intéressaient un peu à Demme) : Veuve mais pas trop (Married to the Mob), comme hier Something Wild, entrecroise les tonalités, dépeint une façade clean pour mieux la fendiller. Cette fois-ci, le soap vire au polar mafieux, le portrait d’une femme au bord de la crise de nerf (Michelle Pfeiffer, géniale) s’illustre à la façon d’une série B tonique. Une Demme’s touch se confirme : outre l’importance de la musique (nous allons y revenir), une manière de travailler le thème de la dualité féminine. Car chez Demme, les femmes sont doubles, inévitablement, et souvent loin des clichés en vigueur : l’extravagante Lulu dissimule une Audrey en quête de conformisme (Something Wild), la femme au foyer durant la seconde Guerre Mondiale se transforme en une ouvrière dominatrice (Swing Shift), la gentille étudiante dévoile une facette meurtrière (Janet Margolin dans Meurtres en cascade), la belle bourgeoise souhaite recommencer sa vie au sein de la classe moyenne (Married to the Mob). Rien d’hasardeux à ce que le cinéma de Demme fut synchro avec celui d’Almodóvar : ils redéfinissaient tous deux l’archétype de la femme fatale telle qu’instaurée hier par Hitchcock.

Mais ce qui me rendit accro à Demme, ce qui en fit pour moi le cinéaste américain le plus générationnel de la décennie 80, tenait à son utilisation de la musique. Et à ses choix, pointus, indés, fétichistes. Impossible de citer l’intégralité des groupes ou artistes illustrant les BOF de Demme, sinon : Pixies, John Cale, New Order, Chris Isaak, Go-Betweens, Neil Young, Laurie Anderson, Feelies, Sister Carol, Springsteen, David Byrne (en solo), The Troggs, Robyn Hitchcock… Ajoutons à cela le clip de The Perfect Kiss (NO) : dans une incroyable lumière signée Henri Alekan, Demme y filmait Bernard, Peter, Stephen et Gillian aux prises avec une musique les dépassant. Plus beau vidéo-clip du monde ?

Stop Making SenseEt puis de nombreux documentaires sur Neil Young et Robyn « Soft Moon » Hitchcock. Et donc, le chef-d’œuvre absolu du concert filmé : Stop Making Sense. Le cinéaste pop de toute une vie ?

En 91, Jonathan Demme obtient la consécration populaire avec Le Silence des Agneaux (et un Oscar du meilleur réalisateur). Nous en sommes heureux mais troublés : Demme canonisé, c’est un peu comme voir Peter Perrett obtenir un MTV Awards. Mais qu’importe : le film est diaboliquement réussi (même si, à titre personnel, je lui ai toujours préféré le Manhunter de Michael Mann, première adaptation d’un bouquin de Thomas Harris, avec déjà Hannibal Lecter) ; et voir Demme accéder à une glorification méritée signifie que nos auteurs fétiches « underground » d’antan (Ferrara, Verhoeven) peuvent également prétendre à la reconnaissance.

Sans opportunisme, le succès remporté par Jonathan Demme en 91 mit un terme à notre amour pour l’auteur de Something Wild. Car couronné, acclamé, le cinéaste brouilla ensuite les pistes, dans une démarche parfois suicidaire : se mettre à dos les fans originels, mais aussi ne pas contenter le grand public. S’ensuivit des ratages (Philadelphia, malgré l’extraordinaire apport de Springsteen et Neil Young à la bande son ; Beloved, d’après Toni Morrison ; Rachel se marie, qui révèle néanmoins Anne Hathaway), des bizarreries (Un Crime dans la tête, La Vérité sur Charlie)…

Le dernier film de Jonathan Demme, Ricki and the Flash (avec Meryl Streep), est une gentille sucrerie anodine qui permet cependant au réalisateur d’insister sur le fondamental de son cinéma : la musique, le rock, la pop.

Neil Young bless you, Jonathan !

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