Une errance psycho-géographique de premier ordre : c’est ainsi qu’on peut qualifier le nouveau disque de Jah Wobble, bassiste légendaire de Public Image Limited (qui a sorti un nouveau single assez médiocre ces jours-ci), reconverti un temps dans la world music et dont le parcours passionnant n’est jamais simple à suivre. Wobble avait sorti il y a quelques années un EP intriguant et plutôt bien ficelé, Thames Symphony, que cet album consacré aux lignes de bus du Sud de Londres vient prolonger de manière 100% instrumentale assez remarquable.
Si on entend bien la basse du bonhomme (par exemple sur l’excellent 35 Towards Clapham Junction, titre n°2), ce The Bus Routes of South London est un disque de musique ambient qui privilégie les variations infimes, les boucles noctambules et les instruments synthétiques. Le disque a la particularité d’avoir été composé in situ, c’est-à-dire tandis que Wobble voyageait avec son oyster card, le matin et la nuit de préférence, autour de la capitale anglaise. Avec son ipad sur les genoux et parfois un casque sur les oreilles, le bassiste a composé la plupart des morceaux de ce disque (de près d’une heure) en s’inspirant dans la grande tradition des Iain Sinclair et consorts du rapport entretenu entre l’art (la musique ici), les paysages et leur histoire.
On peut rapprocher de ce travail de Jah Wobble, sorte d’immense voyage intérieur qui nous renvoie à la poésie circulaire et suburbaine d’un JG Ballard ou d’un John Betjeman, dont les travaux en ce sens restent peut-être la référence des décennies plus tard, du fabuleux The Stopping Train composé par Gavin Bryars et Blake Morrison, qui avaient composé pour un festival (Morrison à la poésie, Bryars à la musique) une pièce accompagnant (en durée réelle) le train joignant Goole à Hull dans le Yorkshire dont ils étaient originaires. Cette expérience (qu’on invite à redécouvrir) était assez magistrale. Jah Wobble marche sur ces traces là, proposant en apparence une musique minimaliste, assez anodine et peu variée, mais qui s’avère infiniment plus complexe et riche qu’elle n’en a l’air. Chacune des 9 pièces fait entre 4 et 9 minutes et propose un univers assez singulier. On peut ainsi apprécier les accents jazzy d’un 190 Towards Richmond qui, si on s’intéresse au trajet de ce bus précis, va d’abord croiser le Charing Cross Hospital avant de déboucher sur Hammersmith Station puis de rejoindre les rives de la Tamise. On peut s’amuser en fonction des variations de la musique (les cuivres, les fausses cordes, puis le long aplas de basse) à essayer de suivre la progression du transport et ce que le musicien a cherché à en dire. On croit ainsi savoir quand le bus accélère et peut rouler un peu, quand il doit ralentir, quand le paysage s’éclaircit ou quand on croise, sur la fin, le cimetière de Mortlake où repose, entre autres célébrités, l’actrice Carol White ou la magnifique Suzan Farmer.
Il faut se prêter à l’exercice (la musique en laisse le temps) de prendre chaque morceau un à un et de télécharger le plan des transports publics puis de dérouler les deux en parallèle, prendre le temps de s’arrêter et de regarder (les yeux fermés mais les oreilles ouvertes) le paysage. On adore les accents bucoliques du 37 towards Peckham et les échos de Public Image Limited (hé oui, traces d’un passé enfoui qui se tenait là jadis, petits cailloux tombés depuis Poptones) qui structurent l’excellent 345 To South Kensington. C’est entre Cromwell Road, le musée d’histoire naturelle et Old Church Street que ce sont joués quelques pages du groupe. Wobble en redessine le trajet à main levée de manière elliptique et sensible, comme s’il caressait ici son propre passé. Le dernier morceau, le 430, est délibérément électro et dance. On ne sait pas pourquoi la traversée de Fulham prend ces accents là mais on se croirait dans un instrumental ou une version de travail de Pet Shop Boys, planante et addictive. Wobble termine sa déambulation dans la joie et l’ivresse (quasi kraftwerkienne) de tourner en rond, revenant sur le final une dernière à un South Kensington qui semble être le centre de gravité et du monde habité.
Le disque physique des Bus Routes est illustré de quelques belles photos de l’artiste réalisées durant ses trajets. Cela finit d’habiller un projet qui apparaîtra mineur aux yeux de beaucoup mais qui témoigne d’une belle inspiration et d’une démarche intellectuelle assez extraordinaire et parfaitement maîtrisée. Dire qu’il y a du bon et du moins bon dans les productions de Jah Wobble est un euphémisme. Ce disque fait partie de ses contributions les plus stimulantes et réussies.