Ce n’est ni plus ni moins qu’une compilation de titres existants, qui accompagne les aventures du nouveau The Crow, réalisé par Rupert Sanders et qui a pour acteurs principaux le très séduisant Bill Skarsgard et la non moins jolie rappeuse FKA Twigs.
Le film, qui est plus une nouvelle version qu’une reprise du film devenu culte de 1994 réalisé par Alex Proyas (Dark City) et avec Brandon Lee (décédé pendant le tournage), n’a pas récolté de bonnes critiques (euphémisme) et c’est un tort. S’il n’a pas la portée stylistique et gothique évidente de son prédécesseur, ce The Crow est parfaitement bien dessiné, magnifiquement linéaire et porté par un souffle classique, morbide tout à fait convaincant. On se souvient que la BO originale (celle de 1994) était une sorte de best of exceptionnel de notre période gothique avec des titres de The Cure, Nine Inch Nails, Helmet, Pantera, Jesus and Mary Chain, etc. Elle avait joué à cette époque un rôle décisif dans l’émergence de la mouvance metal goth au premier plan. C’était un rêve sombre éveillé, reposant sur pas mal de créations originales et qui s’accordait parfaitement à la réalisation d’un Proyas inventif et inspiré.
Rupert Sanders fait dans la simplicité sur ce plan : pas de gros battage sur la BO, pas de mise en avant excessive d’un titre ou d’un artiste pour servir une promo globalement déficiente et qui semble avoir sacrifié le film d’emblée, mais la présentation d’une BO qui occupe largement l’écran, tient les acteurs par la main et s’écoute avec un immense plaisir. Car, oui, il faut avouer qu’entendre résonner dans les cinq premières minutes du film la basse vrombissante du Disorder de Joy Division met dans de très bonnes dispositions. Les morceaux sont juste là, à peine tronqués et raccourcis pour laisser la place à l’intrigue mais dans le plus grand respect de ce qu’ils sont et de ce qu’ils inspirent. The Crow 2024 revient à la ligne classique qui était la sienne dans la BD de 1989: celle d’une tragédie grecque primaire et primitive où deux amants sont victimes des démons infiltrés et qui vivent parmi nous. Eric Draven, jeune homme un peu entre deux eaux, se retrouve après la mort à tenter de racheter son amour naissant en devenant le bras armé de la justice divine. Entendre : il revient pour dégommer des méchants, immortel ou presque, invincible et déchaîné par des émotions très sommaires (l’amour, la mort, le regret,…). Sur ce schéma simplissime, le réalisateur ne fait pas dans la complexité et multiplie de jolis aller-retour entre les mondes (le nôtre et un outre-monde composé d’une sorte de voie de chemin fer désaffectée entourée par des milliers de corbeaux), tandis que l’acteur principal s’emploie, sans beaucoup parler, à agir. Le film tient beaucoup sur le corps d’un Bill Skarsgard assez fascinant, long, puissant, tatoué et en même temps qui semble à peine sorti de l’adolescence, fragile et incertain dans ses mouvements. Les premiers combats, ceux où il découvre son « pouvoir » sont remarquables, avant de l’être encore plus quand il devient la violence elle-même, puis la mort qui marche avec son masque sombre.
La simplicité du propos, parfaitement rendue sur l’écran, son caractère mécanique, idiot même, est servie remarquablement par une BO impeccable de bout en bout et qui « illustre », précède, suit pas à pas l’intrigue. On a parlé de Joy Division qui s’intègre magnifiquement aux images. Cela vaut aussi pour Fall, le morceau suivant interprété par The Bug et Inga Copeland, aux paroles si bien adaptées à ce qui passe sur l’écran qu’on les écoute comme on écouterait un dialogue d’opéra :
The rise and fall of your God
Will tell me the story of your city
The rise and fall of your faith
Will show me the things that I’ve been missing
Let the game begin
Let me lose or win
Let this war begin
Let us lose or win
Let’s rise
The rise and fall of your God
Will tell me the story of your city
The rise and fall of your faith
Will show you the things that I’ve been missing
Le titre est de 2014 mais on le croirait composé exprès pour le film. A ses côtés, on redécouvre la puissance d’un Thin Flesh issu du Butcher’s Coin de TRAITRS qui nous semble sur le coup être le parfait mélange de The Cure et Sisters of Mercy. Il y a dans ce The Crow 2024 un côté rock n’roll, une allure de clip long et désespéré qui, pour une fois, n’a rien de ridicule mais correspond tout à fait au romantisme morbide et EMO de la BO. Oui, on adore se faire peur, on adore le masque de mort aux yeux khôlés du héros, les couteaux qui transpercent les chairs et même les flash-backs qui rivalisent avec ceux de Brocéliande, la série bretonne avec Nolwenn Leroy. C’est ce gothique romantique, composé de vraies morts et de signaux archétypaux qui l’emporte, triomphe et… produit l’émotion.
La BO confine au génie avec l’unique M. E de Gary Numan, chanson-monde tirée de son Pleasure Principle de 1979. Quel titre ! Quel coup de génie de l’avoir convoqué ici et de faire résonner son message avec celui d’un Eric Draven en ange vengeur, surdéterminé et qu’on peut donc facilement assimiler à la machine qui cause par la voix de Numan.
And m.e. I eat dust
We’re all so run down
I’d call it my death
But I’ll only fade away
And I hate to fade alone
Now there’s only m.e.
We were so sure
We were so wrong
But there’s no one left to see
And there’s no one left to die
There’s only m.e.
Cette chanson précipite le film dans ce qu’il a de meilleur : l’exécution aveugle mais amoureuse du destin. C’est Numan qui transfigure le film à lui tout seul et l’élève de trois divisions. Il ouvre la fable, conduit jusqu’au seuil du monde des dieux et des demi-dieux. The Veils n’a plus ensuite qu’à tirer les marrons du four. L’espace d’un instant, ils se hissent au niveau de Joy Division et pèsent trois tonnes de plus. Ce qui se passe devant nos yeux est assez rare : la BO raconte le film mieux que les dialogues. The Crow devient, par la seule force de cette BO, un film de ballet, un film muet « sonorisé » dont on se moque bien des dialogues. C’est la cold wave qui conduit au meurtre, c’est elle qui tire les ficelles des personnages et elle seule qui produit l’émotion.
On a rarement vu ça : une simple compilation qui devient le film, qui le dépasse si nettement qu’elle le réduit à l’état de clip, d’illustration de son propre défilement. Le Meaning de Cascadeur est génial et il n’y a rien de mieux que de dégommer des démons sur le What Went Down de The Foals. Ce titre superlatif d’un album excessif trouve enfin sa place ici, comme s’il avait été composé, une fois encore, exprès pour conduire les pas, les balles et tout le monde vers l’enfer. La musique mène le film par le bout du nez, qui en retour le lui rend bien, donnant parfois à rebours une justification à des chansons qui n’en avaient pas. Voilà qu’on se prend à aimer le Boadicea d’Enya, morceau somnambule et un peu inepte qui prend tout son sens ici.
Cette BO de The Crow 2024 est une excellente illustration de ce qu’on essaie de montrer depuis quelques années : les rapports entre le film et la musique sont multiples et partent dans tous les sens. On a ici un exemple sublime d’une BO faite de bric et de broc, sans doute pas si chère que ça (combien le final remarquable avec le pianiste roumain Théodore Paraskiveco qui joue du Debussy ou le Robert le Diable de Meyerbeer ??), qui a un pouvoir de transformation et de valorisation infini sur le film lui-même. C’est elle qui le crée et pas l’inverse. Ceux qui n’ont pas aimé le film de Sanders ont sans doute du persil dans les oreilles et n’ont pas certainement pas pris conscience qu’écouter la BO suffisait à faire de ce remake un opéra de grande allure et qui est parfaitement adapté aux humeurs morbides de notre époque. N’hésitez pas à aller voir le film en fermant les yeux de temps en temps pour écouter la musique.
02. Fall – The Bug ft. Inga Copeland
03. God’s In The East – FKA Twigs
04. The Killer – Phil Kieran/ Aaron Thomas
05. Thin Flesh – TRAITRS
06. M. E – Gary Numan
07. Total Depravity – The Veils
08. Meaning (Choral Version) – Cascadeur
09. What Went Down – Foals
10. Boadicea – Enya
11. Robert Le Diablo – Giacoma Meyerbeer (opéra)
12. Des pas sur la neige / Préludes, Livre I, L 117 : n°6 – Théodore Paraskivesco (Debussy)
Bon, c’est l’occasion de jeter une oreille sur un album de The Veils que je ne connaissais pas.