On n’attendait pas TOOOD (avec 3 “o”) à ce niveau- là sur l’écoute de ses premiers singles. Le duo parisien composé d’Astrid Karoual au chant et de Laurent Morelli aux machines et à la mise en son se connaît depuis 2006 et travaille ensemble sérieusement depuis 2009-2010. S’il s’agit bien d’un premier album, le groupe a donc une certaine longévité et un passé fait de quelques reprises brillantes et d’un long travail sur ces morceaux, dont certains sont connus depuis quelques temps.
Cela n’enlève rien à l’effet de surprise que constitue la découverte de ce Fury foisonnant. Les 10 titres de l’album composent un tableau, forcément en noir et blanc, qui fonctionne comme une carte du tendre à la fois romantique et ultramoderne. La voix de Karoual, qui évolue ici tantôt en anglais et français, domine par sa sincérité et sa fébrilité mises en scène un exposé sentimental et intime des désirs et des rêves d’une jeune femme d’aujourd’hui, dont on ne sait pas vraiment si elle est réelle, mythologique, à l’asile ou carrément morte. C’est cette voix qui constitue, par son omniprésence, ses caractéristiques affolantes et contradictoires (anglais/français, souffle/essoufflé, douceur/rigidité, etc) le cœur en fusion de TOOOD.
Contrairement à d’autres chanteuses à la voix claire, Astrid Karoual n’inspire pas immédiatement le désir ou la connivence. Sa voix est en permanence comme dérangée, déréglée et propulsée selon la technique du dernier souffle entre des lèvres qu’on imagine frémissantes et prêtes à se refermer sur la vie comme dans un vieux tableau de Burne Jones. Cette manière de chanter, tantôt à plat, tantôt en modulant vraiment, produit un sentiment d’insécurité mais aussi d’urgence et d’absolue nécessité qui soutient toute la tension narrative et l’expressivité du groupe. L’accompagnement et les mélodies proposées par Morelli, loin d’atténuer ce sentiment d’instabilité permanente, en accentuent les caractères en jouant joliment et avec amplitude des distorsions et des dérèglements. Les machines sont programmées de manière à ne pas jouer toujours la note attendue ce qui permet de maintenir l’attention intacte et de créer sur chaque morceau un effet de suspense mélodique tout à fait singulier.
Plus pratiquement, cela donne des titres qui ne sont pas tous réconfortants mais qui suscitent tantôt l’attirance ou la gêne. Cette gêne, sans vouloir faire dans la psychanalyse de bazar, est liée à l’expression de désir contrariée de Karoual qui se manifeste par exemple sur le flippant titre d’ouverture, Dédale. L’amante, qui se balade sur un tapis de clavier à deux notes, a beau nous promettre l’amour éternel on est persuadés que c’est une détraquée prête à nous emprisonner et à nous mettre dans une cage pour les trois prochaines décennies. Sur Honestly, TOOOD ressemble à une version moderne et encore incisive de Goldfrapp. Le morceau a des sonorités cold wave et déploie ses presque cinq minutes avec assurance et une fluidité remarquable. On peut saluer la synth pop fringante d’un Up To The Clouds qui fait penser à un bon morceau du Dead Can Dance ou préférer l’académisme sans grande surprise de Heart Is Just A Piece of Meat. Le single Eros Thanatos domine la première moitié de l’album avec son caractère tubesque et son phrasé/slamé aux petits oignons. Ici, c’est toute l’ambivalence du groupe qui est résumée : un chant à la limite, appliqué à l’extrême et comme essoufflé, dont on ne connaît pas réellement d’équivalent français, qui s’enroule, comme on danserait du nombril, autour d’une ligne de synthé répétitive et addictive. Le morceau est à la fois puissant et déroutant, sans qu’on en cerne complètement le propos. TOOOD crée partout une envie d’en savoir plus qui est vraiment le moteur de la fascination exercée par cet album. On ne s’extasie pas vraiment sur Overload mais on est tout de même comme hypnotisé par son faux rythme et l’idée (à demie vraie) selon laquelle le morceau pourrait mener quelque part.
La seconde moitié du disque est nettement plus puissante que la première, créant comme un crescendo mystérieux qui ne se dénouera quasiment que sur le final. Origine est un instru splendide qu’on peut compter parmi les meilleurs morceaux du disque, juste à côté du monstrueux Stray Dogs qui suit. Ce titre évoque les envolées fantomatiques et trip hop d’un Pressure Drop, soit le groupe le plus envoûtant à mêler voix organiques et machines et le seul qui ait pu rivaliser en temps direct avec le Londinium d’Archive. Le son est gagné par un système de répétition quasi industriel, lorgnant vers une rythmique post-punk extrêmement efficace. On retrouve le même dispositif sur Out of The Gutter, notre morceau préféré, où Karoual officie en succube dégénérée qui projette dans notre rêve éveillé des images de séduction érotique et de fin du monde. Le morceau gagne ses galons en ralentissant le rythme de manière insensée à la troisième minute. Le démon des enfers, déguisé en fille affriolante, vient nous souffler à l’oreille des menaces de la pire espèce avant que ne s’enclenche une tornade électro : « Sweet, sweet, sweet, how sweet life can be/ I hear wedding and children conversations can you stop and fake feel oh so fake/ how sweet life can be/ maybe i should stop and you die of empty eyes and big big smile too…” La clé de TOOOD tient probablement dans cette séquence impressionnante où l’on retrouve toute l’énergie mise par le film de Bunuel à saccager l’ordre du quotidien, la tension transgenre du livre hermaphrodite dont le groupe tient officiellement son nom (Jeffrey Eugenides, Middlesex) mais aussi une dynamique esthétique et musicale quasi ésotérique.
TOOOD propose au final un voyage intime, passionnant et sensuel, sur une carte trouble et torturée. On passe des fantômes japonais, aux créatures sauvages et sophistiquées à la David Lynch, du dark hop à une sorte de cold wave vampirique, de Siouxsie à Goldfrapp en un changement de langue. On pourra trouver que cela manque peut-être d’homogénéité ou de constance dans l’effort mais tout au contraire que ce fouillis est hautement stimulant et constitue l’une des propositions les plus riches et déroutantes du moment. Fury ressemble à cette ancienne copine gothique aux cheveux roux que vous avez désirée secrètement pendant des années et qui vous a foutu la frousse en vous débauchant un soir après minuit. Elle vous a gratté le plat de la main avec son ongle de trois centimètres et sa bague à tête de mort, alors vous vous êtes fait la malle avant d’y aller voir. Il ne fait jamais bon frayer avec les succubes mais on aime prendre la chaleur dans les froufrous de Lilith.
L’album Fury sortira le 29 avril 2016. La release party se tiendra le 13 mai au Supersonic à Paris.