Sans doute avons-nous eu tort, à l’écoute du premier single tiré de Fossora, d’ironiser sur le caractère expérimental du disque et l’hyper-complexification du discours et de l’esthétique environnant le retour de la chanteuse islandaise. Notre principal grief portait sur l’impression que Björk ne chantait plus mais se contentait d’utiliser une technique (bien réelle) faite de vocalises et de sons. L’objection n’est pas sotte : la voix de Björk qu’on aimait tellement par le passé est devenue un instrument comme les autres, qu’elle évolue seule ou en chœur. On pourra débattre pour savoir si, sur ce disque, elle est bien LE premier des instruments ou pas, mais il se pourrait bien que la question soit sans importance tant Fossora ressemble à une célébration démocratique et populaire d’un retour au bercail. L’erreur est de taille : si on apprécie assez peu désormais les clips et l’imagerie de la chanteuse, ce disque est probablement le plus limpide, le plus accessible et le plus beau depuis Medulla et avant lui Vespertine.
On ne va pas redévelopper l’origine du disque (les interviews et articles de ces dernières semaines ne parlent que de ça) : Björk est revenue vivre au pays; Fossora est le disque de sa reconnexion organique et biologique au « substrat » (et aux champignons) islandais. Cela commence par un prêchi-prêcha un peu imposant sur le besoin de renouer les uns aux autres mais qui bénéficie d’arrangements magnifiques, électro et cuivrés, syncopés et expérimentaux. Cela fonctionne remarquablement bien ensemble, en faisant presque passer à l’arrière-plan le chant pourtant envahissant et presque trop mis en avant ici.
If we don’t grow outwards towards love
We’ll implode inwards towards destruction If my plant doesn’t reach towards you There’s internal erosion towards all Pursuing the light too hard it’s a form of hidingLe propos repose sur l’idée selon laquelle « Hope is a muscle that allows us to connect », leitmotiv et confirmation qu’il y a dans cet enjeu du retour une forme d’impératif organique et une question de survie qui se mêlent. Ce sera le thème du disque un sujet dont on s’extraira à l’écoute assez vite pour se concentrer sur la pureté des mélodies et le bel équilibre trouvé entre les composantes électro et organiques mises à leur service. Fossora est une réussite musicale avant tout. Ce n’est en aucune façon une célébration du format chanson mais plutôt un hommage aux bruits environnants, aux sons et à la musique tels qu’ils se présentent à nous lorsque nous vivons. On peut prendre ainsi l’exemple du très beau Ancestress, composition où le renvoi au passé (l’ancêtre) est marqué par le recours à des clochettes et carillons. L’originalité du morceau est que cet habillage symbolique constitue la quasi totalité de l’orchestration, ce qui crée un saisissement et une intimité immédiates très forts. Sur Sorrowful Soil, le mixage des voix (organisées en chœur et en faux duo/trio) est magnifique et évoque un mélange formidablement harmonieux de modernité, de sophistication et de techniques traditionnelles. Fossora est un album de reconnexion (les deux chansons dont on a parlé évoquent la mort de la mère de Björk tandis que ses enfants chantent sur un autre morceau, ce n’est pas un hasard) et un album de production.
On peut trouver facile, voire un peu prétentieux, certains engagements techniques, à l’image d’un Mycelia (pourtant joueur et intrigant) qui hoquète et déraille, mais aussi considérer que ce travail sur la matière « du son » et de l’émotion est ici ce qu’il y a de plus réussi et de plus élégant. Fagurt Er i Fjördum est une pièce chantée en islandais qui sonne juste et renvoie à la Björk des débuts, tandis que Victimhood, même au ralenti, résonne comme une pièce splendide de gravité et de précision. C’est cette minutie extraordinaire dans le façonnage des pièces qui impressionne. Contrairement à certains albums récents de Björk, la manière n’empêche pas le matériau de respirer et ne se substitue jamais à l’intention. On pourra regretter l’absence quasi totale d’élan pop (quelque chose que Björk semble avoir perdu de vue depuis quasiment quinze ans) mais certainement pas reprocher à l’artiste une quelconque négligence dans le choix des sons et des constructions.
Si l’on peut résumer les vingt dernières activités de l’Islandaise à une aventure visant à évaluer la place de la voix et par association de la femme dans la création (sa place face au naturel, sa place face à l’androïde, sa place face à dieu), Fossora sonne comme l’album où Björk s’arrête enfin et contemple le paysage et l’état du monde tels qu’ils se présentent. Le rapport des êtres et des choses est pacifié, comme saisi dans un état intermédiaire qui rappelle la fluidité et le confort de certaines plages de Debussy (Allow). Il faut saluer la valeur programmatique de cette chanson qui est sûrement la plus importante du disque, même si elle est issue des sessions de l’album précédent.
Allow, allow, allow
Allow you (Allow, allow, allow)
Allow, allow, allow it to happen (Allow, allow you to grow)
Oh, happen to us
Allow, allow, allow (Ooh)
Autoriser et s’autoriser. Abandonner l’idée de différer et de circonscrire, mais aussi celle de fusionner et d’unir, pour simplement observer et ressentir l’état de dissociation. Allow est le titre de l’accomplissement, de l’autorisation donnée au présent d’exister et de resplendir. Le dernier tiers du disque procède de cette accord donné et sonne comme une redécouverte des motifs qui ont composé sa vie et que Björk l’Artiste en exil avait fini par négliger ou par dénaturer par trop de manières ou de réflexions. Fungal City sonne comme un retour à l’état de nature de la musique de Björk, c’est une palpitation en réseau, un exercice jazz et pré-pop qu’on aurait pu cueillir à l’entrée d’une grotte au paléolithique, une sorte d’état primitif (et digital) d’une musique soudainement réapparue. La dernière minute est joyeuse, virevoltante et fauve en diable. On se croirait au début du XXe siècle chez Saint Saens alors que s’ouvre le règne de la clarinette, l’instrument de la sincérité par excellence. La clarinette ne ment jamais. La renaissance est totale et réellement jouissive sur Freefall et Fossora, morceaux de « musiques du monde » sans date ni âge, indigènes et passionnants. L’écoute est parfois heurtée (le final de Fossora) mais toujours parfaitement maîtrisée et étagée dans l’intention. Her Mother’s House est un titre somptueux chanté par Björk avec et pour sa fille. Le texte est transparent et empli d’amour et d’espoir, tenu sur presque rien mais solide comme le lien qui unit la mère et la fille.
Fossora raconte aussi cette histoire là. La fin d’une époque et la transmission d’un message simple comme l’eau. On peut trouver (à regarder les clips et les costumes) que la pochette et la musique ne sont pas en phase sur ce disque. Ils sont affreux. L’imagerie semble appartenir au passé, comme si, avec Fossora, Björk était prête (bientôt) à tomber les déguisements et à renouer sans artifice avec le caractère sacré et dépouillé de son art. Ce disque est un bel état intermédiaire et une forme de triomphe de la volonté : il donne à voir une artiste dénudée et dénuée de prétention qui revient aux affaires essentielles. Possible que cela ne soit qu’un article de plus dans la boîte à concepts qui alimente l’Islandaise mais on s’est laissé prendre pour cette fois et bien.
02. Ovule
03. Mycelia
04. Sorrowful Soil
05. Ancestress
06. Fagurt Er i Fjördum
07. Victimhood
08. Allow
09. Fungal City
10. Trölla-Gabba
11. Freefall
12. Fossora
13. Her Mother’s House