En 1996, Nick Cave entonnait, avec un brin de joie et de défiance dans la voix en compagnie de Shane Mc Gowan, une reprise d’une chanson de Bob Dylan intitulée Death Is Not The End. La version de Cave ressemble, avec le recul, à une chanson à boire, un hymne de vikings punk venus défier vaillamment la faucheuse et remettre à plus tard l’idée de rejoindre son grand banquet. Une vingtaine d’années plus tard, les choses ont bien changé. La mort est passée pour de vrai, emportant en 2015 dans des circonstances spectaculaires (une chute du haut d’une falaise, suite à la prise de LSD) le fils de Cave et de son épouse, la designer Susie Bick. Cave n’avait pas écrit de textes depuis. Il a, pour faire face, ouvert les clés de son univers, chitchatté sur les réseaux sociaux, tenu des concerts-conférences et baladé sa peine sur les scènes du monde, avant de revenir à ce qu’il fait de mieux avec ce double album, enregistré à Berlin, à Brighton et à Malibu, en compagnie de ses fidèles Bad Seeds. L’écriture est en lambeaux. La voix est clouée au sol. Le tout compose une forme rare et crépusculaire de poésie élégiaque et swedenborgienne.
Ghosteen est la première collection de chansons écrites et composées par Cave depuis la mort de son fils. La présence de ce dernier et du drame familial est partout ici. Elle constitue la trame narrative d’un disque qui se présente, selon son auteur, en deux séquences distinctes. Les huit premiers morceaux sont chantés du point de vue « des enfants », tandis que les trois dernières chansons représentent « les parents ». L’ensemble évoque la description d’une mythologie de la perte, de l’au-delà et de la souffrance humaine qui est d’une beauté étourdissante mais difficilement soutenable dans la durée.
Ghosteen démarre par une narration remarquable, Spinning Song, où Cave mêle l’histoire du rock et la perte de son fils, sous la forme d’un conte macabre. Accompagné chichement et chanté en partie en voix de tête (la voix dolorosa et aigue qu’on retrouvera ici régulièrement), Cave fait preuve d’une fragilité extrême en réclamant l’arrivée de la paix qui calmera la souffrance. « Peace will come in time. » reprend un chœur angélique. Le ton est donné : Ghosteen est l’équivalent moderne d’un Stabat Mater, ce moment où la Vierge contemple son fils en train de mourir supplicié sur la croix. Nick Cave n’a pas le mort sous les yeux mais l’aperçoit régulièrement tout au long du disque, petite lumière au bout du bout, où fantôme venu poser la main sur son épaule. Le père parcourt les limbes à sa recherche, décrivant sur l’incroyable Bright Horses, l’organisation du royaume des cieux. La musique est nimbée d’électro. Le piano commande parfois mais ce sont les voix, humaines et d’en haut, qui font la matière évanescente et plaintive du disque. Est-ce qu’il y a quelque chose après ? Est-ce qu’il peut rester de l’espoir et de la vie ? Ghosteen constitue la tentative du père d’habiller la réalité restante pour la faire reprendre et vivre à nouveau. Waiting For You parle de l’attente de celui qui ne reviendra plus, de l’ennui et du fardeau d’être encore là. Le poids de cette souffrance est accablant et empêche le disque de céder aux mélodies et aux rythmes. La musique est purement illustrative. C’est une musique d’accompagnement, quasi sacrée qui est, comme souvent chez les Bad Seeds, empreinte d’un certain académisme et peut ennuyer au fil des titres. Si on fait abstraction quelques instants de la charge émotionnelle et du contexte de l’album, Ghosteen ressemble à une version atone et profondément ennuyeuse de Push The Sky Away (plus sensuel et incarné) et de Skeleton Tree, déjà monstrueusement affecté.
Il n’y a ici qu’assez peu d’audace. La souffrance s’exprime à travers les chœurs, le tempo ralenti. Cave est dans l’après et la reconstruction, l’expression d’un songe, d’une rêverie spirite qui lui rendrait accès à la présence discrète et fantomatique du fils. Il chante comme Leonard Cohen, avec un détachement qui est celui de celui qui n’a rien à perdre, ni à gagner, rien non plus à espérer. On peut préférer l’expression fracturée et réellement déchirée, la voix lupine de Scott Walker sur Tilt ou de Johnny Cash qui recherchent, dans les arrangements pour Walker et les techniques de chant, dans le grain de voix et les respirations pour Cash, une suggestion plus radicale de la souffrance. Cave évolue, depuis longtemps, dans un registre plus classique fait de poésie et de gravité. Il le fait superbement sur le magnifique Sun Forest, l’une des plus belles chansons du disque, en inventant une mythologie qu’on aimerait habiller d’images. Les enfants montent au ciel sous le soleil radieux. Cave le prêcheur commente en levant les yeux vers les nuages, contemplant les chevaux ailés et les visages heureux.
Petit fantôme
Ghosteen est plus l’œuvre d’un écrivain et d’un poète que d’un musicien. Le titre est la plus belle trouvaille, un mot-valise qui, par sa force seule, ressuscite la présence du fils. Ce sont les mots qui composent le refuge dont l’artiste a besoin. Les mots recomposent le monde, le réarrangent et lui permettent à nouveau de créer des images et des sons. Sur Galleon Ship, on entend la musique qui renaît à l’arrière-plan depuis les voix qui soufflent et se sont remises à parler. Ghosteen est un album produit par le verbe. C’est la parole qui sauve et tient les choses ensemble. « I am within you. You are within me. I am beside you. You are beside me. » Il faut le dire pour le croire mais le silence fait loi et empêche le mirage de prendre corps. Dieu est absent. Le Verbe-Roi qui vient convaincre, comme dans un gospel du dimanche matin, sur l’atroce Ghosteen Speaks, relève d’une auto-intoxication qui ne trompe pas grand monde. Les premières chansons ont été utilisées par Cave pour faire illusion et constituer un écran entre ce qu’il reste de sa vie et ce qu’on lui a enlevé. A cet égard, la dernière partie du disque est plus intéressante que la première. Leviathan ouvre, pour la première fois, un possible terrifiant : celui d’un monde où les parents restent seuls à vivre avec l’absence, contemplant le silence de leur amour nucléaire dans l’abri d’un parking désolé. Le mouvement est grandiloquent et apparaît surjoué. Les douze minutes de Ghosteen figurent la reconquête du présent, à travers l’apprentissage d’une vie qui se nourrit du souvenir et de la présence invisible du défunt. « There is nothing wrong in loving something you can’t hold in your hand », chante Cave après avoir contemplé son fils au cercueil, perdu autour de son sourire d’ado. Le chant cherche à ressusciter la présence de l’enfant perdu et la remplace par un chant d’adoration et de foi. Ghosteen est la chanson pivot du disque, la plus belle. La musique est gracieusement funèbre, tenue par un orgue synthétique, joué à deux doigts et qui, pour une première fois presque, introduit un rythme fictif : celui de l’homme qui ploie mais marche à nouveau.
Stigmata
Il y a un symbolisme à la fois puissant et finalement kitsch et plutôt commun dans ce disque. Cave n’invente pas grand-chose mais trouve une forme de réconfort en empruntant des images séduisantes et presque enfantines (blakiennes selon les uns), des gravures avec des chevaux, des licornes et des flammes froides. Fireflies parle de la vanité des choses et du pouvoir (supposé) de la parole partagée. Hollywood conclut magnifiquement ce tableau d’affliction. La batterie retrouve pendant une minute ou deux, une fonction vitale, si bien qu’on croit un temps que la machine pourrait repartir. Cave reprend le large sur la fin, dans un chant à la vitalité et à la fragilité extraordinaires, qui fusionne, pour l’avenir, l’immense peine et le désir de vivre encore.
Ghosteen est un disque monumental à proprement parler. C’est une stèle de granite et de larmes, au dessin souvent académique et sacré, qui émeut par son intensité et la puissance de son interprétation frémissante. Il brille de mille feux par ses images et sa capacité à transcender la mort et à lui opposer la présence de fantômes et de souvenirs bienveillants. Seul Martin Rev avait réussi, dans le rock moderne, à atteindre avec autant d’intensité et des moyens encore plus simples, une telle justesse à la mort de son épouse, avec le très proche (et probablement supérieur) Stigmata. C’était en 2009. Death is Not The End, mais elle lui ressemble tout de même. A trop jouer avec le diable…
Cave a annoncé que ce disque mettait fin au cycle démarré avec Push The Sky Away. Il est temps maintenant de déchaîner à nouveau les forces de vie, la sauvagerie et la rage électrique. Ghosteen s’apprécie aussi pour ce qu’il annonce.
02. Bright Horses
03. Waiting For You
04. Night Raid
05. Sun Forest
06. Galleon Ship
07. Ghosteen Speaks
08. Leviathan
09. Ghosteen
10. Fireflies
11. Hollywood
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Bravo pour la haute tenue de cette chronique qui donne la mesure de l’œuvre.
Ayant pratiqué le genre durant de belles années, ce n’est pas souvent que je finis une lecture en pensant « merde, j’aurais aimé l’écrire, celle-là ».
Je ne vous connaissais pas avec cet habit et je me réjouis du plaisir de vous lire encore.
Merci à vous Jacques. Un album qui quelques semaines après sa sortie continue à prendre de l’ampleur et à s’écouter avec bonheur/malheur.