Nouveaux temps, nouvelle série. Nous avons décidé, à des fins pédagogiques, de présenter ici quelques compositions emblématiques des liens croisés entre la culture de la drogue et la musique indépendante. Cela sera fait en toute simplicité, sans apologie de quoi que ce soit, mais en mettant en évidence les caractéristiques présentées par les musiques supposément composées sous l’influence de telle ou telle substance. Le schéma sera identique : 1/ on présente la drogue et ses effets 2/ on illustre avec un groupe, une chanson, un mouvement emblématique de sa consommation. Premier exemple avec l’ecstasy et le travail des Happy Mondays.
L’ecstasy pour les nuls
Du grec ἔκστασις, ekstasis pour » extase », la petite pilule magique est un stimulant qui fait partie de la famille des amphétamines. Synthétisée en Allemagne au début du XXème siècle, elle a servi initialement à donner du courage aux troupes allemandes pendant la Première Guerre Mondiale. L’armée américaine et la CIA en particulier s’emparent de la chose dans les années 50 mais sans réussir à en dégager un usage convaincant pour les troupes. A l’arrêt du programme secret, quelques publications fuitent et amènent d’autres scientifiques à s’intéresser à la molécule. De fil en aiguille, et à force de communications spécialisées (la plus célèbre étant signée du chimiste David Nichols), l’ecstasy est fabriquée par quelques savants fous et laboratoires puis descend dans la rue. Peu chère et efficace, distribuée sous forme de petites pilules, elle rencontre un succès certain qui amène la plupart des pays à en prohiber l’usage dans les années 80. La drogue fait son chemin dans les milieux électro/house, notamment en Amérique du Nord, et parmi les gays new-yorkais. Elle est réimportée à Manchester via une double filière privilégiée New-York/Manchester et via la colonie britannique installée aux Baléares devenues entre temps le paradis du clubbing. C’est dans ce cadre que l’ecstasy trouve à Manchester, place forte de la dance et des clubs au Royaume-Uni, un nouveau territoire d’expansion à la fin de la décennie.
Les Happy Mondays et Madchester : l’apothéose multicolore
Avant qu’elle n’explose à Manchester, l’ecstasy était en circulation dans certains clubs londoniens. Les Happy Mondays, raconte la légende, ont commencé en vendant de l’herbe et de l’ecstasy aux portes de l’Hacienda, avant de devenir eux-mêmes les stars de la fête. C’est l’album Bummed en 1988, qui marque le grande transition musicale et narcotique qui débouchera ensuite sur cette expérience décisive décrite par Dave Haslam : « Ecstasy use changed clubs forever; a night at the Haçienda went from being a great night out, to an intense, life changing experience ». Dès lors, la vie et la musique allaient être très différentes, le tout convergeant vers l’album le plus emblématique de cette rencontre et peut-être l’un des seuls à être effectivement écrit, chanté et composé sous influence, le Screamadelica de Primal Scream en 1991.
Qu’en est-il musicalement et qu’apporte la drogue aux chansons ? Il suffit d’écouter l’un des morceaux clés des Mondays pour en avoir une petite idée. Wrote For Luck n’a, selon Shaun Ryder, pas été écrite après qu’il avait gobé quelque chose, mais pas non plus autre chose. Le texte ne fait pas partie des nombreux passages du groupe qui font référence à la drogue mais se prête parfaitement bien, par ses vers brefs et très scandés, à en accompagner les effets.
I wrote for luck
They sent me you
I sent for juice
You give me poison
I hold the line
You form the queue
Try anything hard
Is there anything else you can do?
Well, not much, I’ve not been trained
I can sit and stand, beg n’ roll over
I don’t read, I just guess
There’s more than one sign
But it’s getting less
And you were wet
But you’re getting dryer
You use to speak the truth
But now you’re liar
You use to speak the truth
But now you’re clever
And I wrote for luck
And they sent me you
And I sent for juice
You give me poison
I hold the line
You form the queue
Try anything hard
Is there anything else you can do?
Par delà la qualité des textes de Ryder (qui sont remarquables), le génie des Mondays repose sur la capacité du groupe à tout mélanger dans un fond de sauce salace et savoureux. On peut tracer ici la house et la techno, mais aussi le rap et le funk, le rock bien sûr et encore plus la rythmique et la basse alanguies de la Northern Soul. La prise d’ecstasy stimule, permet de danser sans fin et sans ressentir la fatigue, mais altère surtout la perception des vitesses. Le temps est comme suspendu, étiré, ce qui permet à l’espace laissé entre les pulsations, les battements, le cadencement de s’entrouvrir et de s’allonger pour que filtre la sueur, le sang. Le clip de Wrote For Luck est, à cet égard, un bel exposé des symptômes : Ryder et les siens trônent le regard fixe et vague à la fois, au centre d’un plateau bondé. Le mouvement est répétitif, houleux, sensuel et robotique, comme arrêté dans un paradoxe temporel où l’immobilité et le mouvement se figent et se confondent, bondissants au ralenti entre la terre ferme et des étoiles imaginaires.
L’ecstasy accompagne une espérance à peine formulée et qu’on formule les pieds dans la glaise, tels des albatros aux ailes lourdes mais qui décollent en songe. Il y a dans l’univers qui deviendra Madchester un mélange de mondanité, d’enracinement dans la réalité sociale qui côtoie une forme de décollage et de perte de contact au réel, qui caractérisent la prise d’ecstasy. Le fun est complet mais il y a toujours un contact organique au monde, à l’endroit où l’on se retrouve qui associe au son, à l’état dans lequel on se trouve, l’image du lieu d’où l’on part. C’est sans doute pour cette raison que l’Hacienda, l’aéroport ecstatique par excellence, y gagnera cet aura et ce statut légendaire et pour cette raison également que les raves et autres free parties qui suivront sont indissociables de l’endroit où elles se donnent.
Les autres drogues ne présenteront pas toute cette relation au temps ou au réel. Mais c’est une autre histoire…
Crédit photo : Wikipedia.