D’après nos calculs, il reste 145 chances ce mois de mai de voir sur scène Gelatine Turner. Les premières s’évaporeront ce soir, à compter de 19 heures. Il n’en restera alors plus que 120 réparties en quatre jeudi et vendredi, jusqu’au final programmé le 27 mai. Le rendez-vous est à ce stade uniquement parisien : dans cet ancien théâtre magique des Déchargeurs qu’on avait fréquenté jadis et qu’une jeune équipe relance depuis quelques mois autour d’un programme audacieux, mêlant théâtre, « spectacle vivant » (ou à demi-mort) et désormais musiques. C’est dans cette ouverture nouvelle que s’insinue dans une cave rikiki (25 places, soit cinq rangées de cinq chaises) en forme de caverne platonicienne, le spectacle des frères Audoynaud. Et c’est peu dire que sur une heure de chanson, de regards perdus, de sourires discrets, de silences poétiques et de respirations contenues, cela en vaut la chandelle, le projecteur et la lune qui va avec.
Cela fait suffisamment longtemps qu’on suit le travail du groupe pour considérer ces étranges séances, proposées sur le mois de mai, comme l’aboutissement d’un travail d’invention et de réinvention d’une formule jadis plus rap ou hip-hop et désormais presque unique en son genre suspendue entre trip-hop évanescent et poésie brute. Gelatine Turner repose sur l’alignement de planètes fraternelles : l’électro splendide de Pierre, tout en sobriété absorbée de bidouilleurs de machines, couplée à la voix romantique et blanche d’un Romain qui habite le scène d’une dizaine de mètres carrés d’une dégaine pleine de grâce et d’abandon adolescente. Les cheveux sont longs mais dressés sur la tête comme s’ils étaient eux-mêmes soulevés par la force de la lune, astre que le chanteur convoque régulièrement dans ses textes.
Le dispositif est simple, spartiate même, une gourde pour boire tous les deux morceaux, quelques lumières qui font ce qu’elles doivent faire : éclairer, sans vraiment souligner ni tenter de starifier qui que ce soit, une table qui commande le reste, avec un ordinateur portable endormi sur le côté. Entre la cave voûtée et la respiration des autres spectateurs, leur sourire, leur émotion qui se répercute sur la pierre, chaque chanson est envoyée comme un missile, qu’on reçoit à bout touchant, intense et décisif. Le set est bâti autour du nouvel et premier album, que le duo vendra à la sortie comme on distribue des dragées, L’oubli de l’aurore, mais on y retrouve aussi quelques « vieux » morceaux, comme le Ciel qui constitue l’un des hauts/beaux moments presque groovy du concert, le sublime Toute la pluie tombe au même endroit et les deux chansons tirées du Ep l’Hydre, sorti en fin d’année dernière. Des deux, la Plage de Royan, nous offre notre plus jolie épiphanie, chanson d’équilibriste millimétrée qui convoque instantanément des souvenirs d’enfance (les étés à la mer) et des images de soleil, de sel et de filles, d’emballements et de déceptions venues tout droit des films d’Eric Rohmer.
Il y a une évidente délicatesse et intelligence Nouvelle Vague dans la musique du duo, une intrication biologique d’une électro fragmentée, mais ultra précise et totalement maîtrisée, autour de laquelle Romain, regard habité, peut-être un peu beurré ou juste enivré de mots, pose un chant assuré mais plein de doutes et de tremblements. La magie du duo, réellement fascinante, repose sur la capacité de Pierre à ouvrir des dimensions, à habiter la profondeur à coups de samples, de sons, de mélodies, de propositions ou d’échos et sur celle de Pierre à y tomber littéralement à pieds joints, à se tenir sur le bord pour raconter ce qu’il voit au fond. Le ballet est statique, seulement troublé par les pas de danse d’un Romain qui semble ne pas entendre la même chose que nous, bat des bras comme un papillon ou un Ian Curtis de chanson française, flotte et marche sur l’eau. Les propositions de Pierre dévoilent des espaces temps, lancent des perches qui agissent comme des tremplins ou des pièges pour faire vaciller puis se relever son frère. On n’insistera pas sur la nature fraternelle du duo, tant cela relève de l’évidence. Les musiques indépendantes (et les autres) ne sont faites que de ça : des Gallagher aux frères Reid en passant les Davies, il y a dans la paire un jeu qui s’installe et qu’on ne dénouera sous aucun prétexte, protecteur et sournois, complémentaire et antagoniste. C’est ce rapport qui se présente devant nous dans le plus simple appareil, spectaculairement solide et en même temps toujours prêt à basculer.
Les titres du nouvel album sont aussi beaux ici qu’ils le sont sur le disque : les mots de Romain ne valent pas ceux de Rimbaud (ou alors pas tout le temps), ils sont prosaïques et nous parlent sans chercher à tout prix l’effet poétique mais ils se cognent les uns contre les autres et forment une harmonie hypnotique, dans leur scansion et leur façon de se frotter aux notes, qui nous élève et nous bouleverse. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas non plus les lire :
Je n’ai nulle part où aller
j’ai pourtant essayé souvent retourné sur mes pas
je ne sais rien faire de mes mains que les caresses, les étreintes
tant pis je ferai des dégâts
encore des traits sur la carte des calculs, des dessins mais aucun point de départ
les explorateurs sont revenus
ils ont monnayé leurs aventures
je ne sais rien vendre non plus à croire que l’espoir fait rire
que je serai l’exploit que rien n’est impossible qu’il suffirait d’y voir dans le nuage d’ondes
dans les mondes qui se croisent
ce n’est pas qu’on se trompe mais que l’on comprend trop tard.
Et on vient aussi pour ça : des images qui sont à la chanson ce que les punchlines sont au rap. Il y en a de belles jusque dans le final, Je ne trouve pas les mots, qui nous cloue sur place par sa justesse et sa beauté. La musique de Gelatine Turner a ce que côté nébuleux, caressant et suave du trip-hop, les qualités d’une chanson française historiquement bien écrite et littéraire. Elle y ajoute une étincelle de vie qui renvoie à l’énergie du monde et à une pointe de désespoir nostalgique pour un état d’avant que personne n’a connu mais dont certains (nous?) gardons la trace enfouie au fond de nous.
je n’ai pas l’éloquence,
mais d’autres aptitudes
si ils ont l’arrogance,
moi j’aurai l’altitude
Entre le Cycle des marées, vibrant et affolé, la tristesse de Dans le Nuage d’Ondes, et la beauté nucléaire d’un Ensemble, venu assez tôt dans le set et qu’on tient pour le Hand In Glove d’aujourd’hui (ralenti et bravache, autant qu’effondré), les Gelatine Turner offrent un instant de grâce hors de prix et qu’on aimerait partager avec la terre entière ou à défaut, les deux ou trois personnes qui comptent pour nous. Emmenez y vos enfants, votre maîtresse, votre amant, votre voisin ou votre collègue de bureau, la femme/l’homme de votre vie ou même vos parents morts. Il n’y en a plus pour longtemps. 145 places. 145.
Photos : Dorian Fernandes / Benjamin Berton