Il viendra peut-être un moment où on arrivera à définir précisément le charme de Gelatine Turner. Ce n’est pas faute d’essayer depuis cinq bonnes années et notre découverte de la famille Audoynaud, on ne cesse d’y revenir et de chercher une description d’un mystère qui, jusqu’ici, nous dépasse ou du moins entretient le désir intact de mettre un nom, un genre, une formule (al)chimique sur une irrésistible attraction. Le charme de Gelatine Turner ne repose pas exclusivement sur la musique (les beats, les sons, les mélodies) de Pierre. Il ne repose pas seulement sur les mots de Romain, sur son absence de modulation, son chant flat et ses rimes riches ou pauvres, son livre d’images et de poésie. Le charme de Gelatine Turner n’est peut-être pas plus dans les graphismes, les images et les films de Charlotte. On l’a entrevu ici et là, là et ici, dessus et dessous, à côté et à droite, dedans et juste autour. Ce charme illuminait Derrière Les Nuages, leur six titres hautement consistant d’il y a deux ans et fait de leur premier long format, L’oubli de l’Aurore, un album unique et à la signature musicale sans véritable précédent.
Il est assez probable qu’un certain nombre d’auditeurs rejetteront de manière assez franche la musique de Gelatine Turner (au premier morceau, à la première écoute) pour son affectation, sa sur-écriture poétique, l’espèce de dissociation silencieuse qui met à distance le son et la voix, pour toutes ces caractéristiques qui font que d’autres, dont on fait partie, s’y plongeront sans réserve. La musique du groupe se tient quelque part entre spoken word, rap intelligent, ambient et chanson française : c’est une curiosité de premier ordre qui rappelle, pour les uns, Lomepal voire PNL (pas notre artiste préféré) et Jean-Louis Murat mais aussi d’autres artistes adeptes du parlé/chanté comme Jérôme Minière ou Arnaud Michniak. Associer de telles références, bonnes ou mauvaises, n’apporte cette fois-ci pas grand chose. Les références offrent un éclairage qui ne dit rien de la beauté fulgurante de l’entame : Dans le Nuage d’Ondes et Insulaire sont magnifiques et nous immergent en quelques minutes dans un monde singulier, onirique, ancien où l’aventure (les « explorateurs »), l’artisanat (cette main qui ne sait rien faire) et le cœur font loi. Il y a dans la métrique de Gelatine Turner une forme d’anti-modernisme qui renvoie à un avant-pop qu’on est incapable de dater, comme si le groupe remontait l’histoire de la variété française, l’histoire de la chanson pour proposer un après qui se situe avant dans le temps et s’impose comme une autre voie/voix possible pour les musiques populaires.
Celle-ci est faite de signes et d’échos du réel (des bruits d’ambiance, des sons, qui jouent en permanence sur la distance entre la voix et nous) qui se répliquent à l’infini au fond des morceaux et leur donnent une profondeur insoupçonnée. La narration est omniprésente mais en même temps, par sa position, comme rendue fantomatique ou transposée à l’arrière-plan. L’énoncé menace à chaque instant de disparaître et de compter pour du beurre. Les images et les mots sont alignés, mais on a la sensation permanente que c’est plus la scansion et le rythme qui comptent que le sens proprement dit. L’oreille suit, comme en cours de latin, le découpage des syllabes, le jeu des sons entre eux, les répétitions et les effets de langue, plus qu’elle ne parvient à décoder les vers. Elle en retire une sensation extraordinaire d’être à la fois appelée et happée par le message mais en même temps perdue ou noyée dans un flot/bassin amniotique où la raison trouve satisfaction et réconfort.
C’est l’autre dimension essentielle de cette musique : elle fait un bien fou. Elle berce, elle console, elle transporte, elle paume mais permet de se retrouver. Sur l’Oubli de l’aurore, la voix de Mathilde Audoynaud (le 4ème élément? – mais combien sont-ils ?) agit comme un fil rimbaldien et maladroit dont la fonction principale semble être de nous dérouter et de nous amener au bord du précipice.
Entre les pierres le turquoise et le pourpre se mêlent paysage miniature d’un horizon trop court. Devant, l’eau trouble des tourbillons rosés, elle est cachée derrière./
Effacés, il ne reste que le vert lisse au centre. Elle a regardé devant, elle non. Le mur était trop grand et le ciel trop haut. Il a plu sur la mer.
Bien malin qui comprend ce qu’il s’est passé. Qui a sauté ? Est-ce que quelqu’un a sauté ? Et quand ? On pense encore et toujours à Just Like Heaven mais filmé d’en bas ou alors après les événements. La musique de Gelatine Turner donne le sentiment que la voix arrive toujours en retard, que le chant caresse des événements qui ont eu lieu il y a longtemps et dont la musique vient ressusciter le souvenir. L’oubli de l’aurore est un disque qui balaie des traces et des sillons, qui rend hommage au(x) temps passé(s) et remue des souvenirs. Ceux-ci sont si lointains, déconstruits, le plus souvent douloureux ou tristes. Car il se dégage aussi du disque une intense mélancolie, une tristesse presque endémique qui prend corps dans l’éloignement. On peut prendre en guise d’exemple l’assez fabuleux Cycle des Marées, d’une évidence foudroyante et qui touche au sublime sur le couplet assuré par l’invité Guilhem.
Je n’ai pas lu le manuel, j’aurais peut-être dû / ici bas tout se paye mais ta monnaie j’en ai presque plus /
ah si mes choix étaient rationnels, ah si mes choix étaient rationnels ce soir je repars à pied, deux chemins ne se croisent pas si ils sont parallèles/
nos défauts ont pris de l’âge, depuis le rivage j’observe les ravages quand je me sens ivre, je me sens vivre, alors qu’elle me tue la tise /
ah si mes choix étaient rationnels / mon amour on finira séparés /
la lune est belle ce soir est parfait
La poésie est souvent branlante mais parfaite dans son déséquilibre. Gelatine Turner manie les thèmes romantiques (baudelairiens cette fois) avec une science (« quand je me sens ivre, je me sens vivre, alors qu’elle me tue la tise« ) qui impressionne : l’ivresse, la soif de vivre, l’incommunicabilité. L’oubli de l’aurore est un disque qui ajoute à ces visions XIXème siècle une modernité nourrie aux mythes de la seconde moitié du XXème siècle : voiture, exil, voyage, échappée belle, sur le magnifique L’aurore partagée. La thématique du voyage, du départ pour les îles et de la mer constitue une sorte de fil rouge qui traverse la plupart des morceaux et se conclut toujours par une réunion ou une association sentimentale, unique bonheur ou réconfort concédé par le sort.
Le disque accuse une petite chute de rythme et d’intensité avec Enfoui et l’Aube indécise, morceaux presque trop abstraits et désincarnés pour convaincre, avant de retrouver l’excellence sur un final en trois pièces absolument impeccable. Ensemble est une belle réussite, depuis son démarrage sec et nu jusqu’au lent crescendo qui amène à la réunion des âmes et des chaleurs. Les arrangements sont remarquables et dessinent un territoire trip-hop à la fois sombre, richement paré et multidimensionnel qu’on n’avait pas croisé depuis l’Elusive de Pressure Drop ou les débuts d’Archive. Gelatine Turner signe ensuite un instrumental dont le positionnement à ce moment du disque est une belle inspiration. Fortuna offre à l’auditeur, par le silence, une respiration qui est à la fois bienvenue et permet au dernier titre, Je ne trouve pas les mots, de résonner en majesté.
Cette dixième pièce, avec ses guitares rétro/d’écho, est miraculeuse à tout point de vue, précise et immense dans sa conception et son interprétation.
Je n’ai pas l’éloquence, mais d’autres aptitudes /
si ils ont l’arrogance, moi j’aurais l’altitude.
La dernière minute est pénétrante et poignante. Les mots sont perdus au fil de l’élévation du sujet, comme s’il s’agissait, une bonne fois pour toutes, de déserter l’espace et de l’offrir tout entier au grésillement des machines. Ce dessaisissement du verbe au profit de l’électronique, au sortir d’un disque qui a tant fait usage de la langue et de l’écriture, est vertigineux par la simplicité et le génie de l’ascèse qu’il révèle.
Il conclut « au dessus de la mêlée » un premier disque immense et important. Le groupe se produit en résidence sur 8 dates en mai à Paris (Les Déchargeurs, 1er arrondissement) pour des concerts de fin d’après-midi, les jeudis et vendredis. Il faudra y être.
02. Insulaire
03. L’oubli de l’aurore
04. Le Cycle des Marées (avec Guilhem)
05. L’aurore partagée
06. Enfoui
07. L’aube indécise
08. Ensemble
09. Fortuna
10. Je ne trouve pas les mots
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