Une biographie originale, écrite en français, sur un artiste aussi singulier et confidentiel que Ian Dury ? Il fallait oser et on salue l’audace. Le résultat est largement à la hauteur de son sujet bénéficiant d’une construction (chronologique) solide, d’un style simple et séduisant, mais également d’un élan qui tient sans doute à la passion véritable que voue l’auteur Jean-François Jacq pour son sujet.
Ceux qui avaient pu lire en langue anglaise la biographie de Dury par Will Birch n’y trouveront rien à redire : le livre de Jean-François Jacq est complet, précis, bien documenté. La seule faiblesse, toute relative, de cet ouvrage tient à l’absence d’iconographie, de photographies et des traditionnelles pièces d’archives (magazines, etc) qui égayent d’ordinaire ce type de projets. Le texte est sec, concis (310 pages) mais suffisant pour qu’on s’immerge complètement dans le Londres des années 50 puis dans la furia punk et post-punk qui accueille les (finalement assez brèves) heures de gloire du Roi d’Upminster.
La destinée de Ian Dury y est évidemment pour beaucoup dans l’intérêt et la flamme qui anime ce livre. Personnage haut en couleurs du rock anglais, Dury contracte à 7 ans une poliomyélite dans une piscine mal nettoyée. Nous sommes à la fin des années 40 et la vie n’est pas simple. Dury échappe à la mort promise et se reconstruit tant bien que mal mais handicapé à vie : bras gauche atrophié, déplacement malaisé et corps en permanence torturé. Comme d’autres après lui, il fera de cette différence essentielle une force et une source intarissable de colère. Tourné vers la peinture d’abord, Dury se marie à une jeune peintre avec laquelle il aura deux enfants, dont Baxter Dury devenu plus tard une gentillette icône bobo chic. Jacq s’attarde avec bonheur sur toute la période qui précède la carrière musicale de Dury : sa passion naissante pour Gene Vincent, son milieu social, le talent de sa femme qui lui montre qu’il n’en a pas assez. Il consacre une bonne partie de la biographie aux quatre années que passe Dury à la tête des Kilburn, groupe décisif dans la mise en place et la reconnaissance du circuit pub rock et c’est très bien vu. C’est dans cette articulation entre le pub rock et le punk naissant que Drury, qui a quasiment 35 ans quand le punk explose, que la place de Dury prend tout son sens. Stiff records accompagne sa croissance. L’invention de Ian Dury and The Blockheads en 1977, avec notamment le guitariste compère ennemi Chaz Jankel, fait de Dury un artiste à part. Le punk (où son style a été consciencieusement copié et pillé par Lydon et Mc Laren) est à peine enterré que Dury en expose les codes (qu’il a donc inspirés), une partie des attitudes, sous une forme un peu moins menaçante et guillerette. Les Blockheads sont un groupe un peu funk, un peu rock, tourné vers l’entertainment. Cela n’enlève rien au côté subversif et sexuel des premiers titres du groupe : Sex, Drugs and Rock n’Roll (formule qu’il invente bien entendu), Hit Me with Your Rythm Stick, Clevor Trevor, Wake Up and Make Love With Me, le titre avec lequel il entame la plupart de ses concerts. Dury écrit avec soin et raconte des histoires, croque des personnages avec un accent cockney gouailleur et infiniment spirituel. Il annonce le post-punk de The Clash et encore plus le ska débridé de Madness.
Jean-François Jacq illustre tout ceci pas à pas et avec un soin jouissif. On voyage dans la vie de Dury comme si on y était. Dury devient la pop star qu’il a rêvé d’être, tout en précipitant sa propre chute. Le reste de l’histoire est classique : bisbilles au sein du groupe originel, qui se sépare et se réunit pendant les deux ou trois décennies suivantes, chute d’inspiration, décadence. Dury ne sera véritablement fringant et souverain qu’entre New Boots and Panties !!, son chef d’œuvre de 1977, et le déjà très moyen Lord Upminster. Sa discographie est vite digérée et est peut-être moins intéressante au bout du compte que le personnage lui-même, tel qu’il est travaillé et embelli par Jacq. Drury est un monstre : handicapé, tyrannique, perpétuellement inquiet et formidablement acariâtre. Le biographe insiste sur ses angoisses, ses colères, l’injustice qu’il fait régner autour de lui, sur sa capacité à dépenser de l’argent n’importe comment et à mal s’entourer. Cette vie-là est à la fois une réussite complète (l’enfant handicapé est entré dans la légende) et une faillite personnelle. C’est cette tension qui fait tout le charme des existences rock. Face cachée/ Face obscure. Face solaire. Dury est un personnage de l’ombre, une sorte de clown triste et de grand poète oublié. La dernière partie du livre, consacrée à la carrière cinématographique du chanteur qui n’en peut plus, à ses séries d’albums manqués marque évidemment un essoufflement. Dury regagne en épaisseur et en majesté sur ses dernières années. Sa fin est sublime et arrachera quelques larmes au plus endurci des fans. On n’en dévoilera rien pour ne pas gâcher l’effet.
Par-delà ce que la plupart en connaisse (à peu près rien), la biographie de Ian Dury doit être lue parce qu’il est, à sa manière, l’un des chaînons manquants entre le pub rock et le punk, entre le punk lui-même et ce qui suivra. Jacq ne s’aventure pas dans cette fois mais on peut déjà entendre (dès 1977) chez Dury des accents (musicaux et esthétiques) qui relèveront bien plus tard de la New Wave. Sa formation artistique, son goût immodéré pour l’image (les pochettes, le look, etc) dépassent d’assez loin ce qu’on trouve à l’époque. La biographie le présente (notamment dans la préface) comme une sorte de Gainsbourg anglais. Le parallèle tient à ses débuts de peintre, à son goût des femmes et à son éclectisme mais ne tient pas tant que ça. Dury est à la fois l’héritier de Gene Vincent, le père caché de John Lydon et une sorte de Bowie inversé et brisé au berceau. Ce livre est en tout cas un bonheur et à découvrir pour la qualité d’immersion qu’il propose. une lecture parfaite pour l’été qui s’annonce.