Michel Cloup – Pascal Bouaziz – Julien Rufié / À La Ligne, Chansons d’Usine
[Ici d’Ailleurs / L’autre distribution]

8.9 Note de l'auteur
8.9

Michel Cloup - Pascal Bouaziz - Julien Rufié - À la ligne - chansons d'usineLa plupart de celles et ceux qui ont lu « À la Ligne, feuillets d’usine » de Joseph Ponthus publié début 2019 vous le diront : c’est un livre coup de boule dont on ne sort pas indemne. Un livre qui remue les méninges et les tripes, une écriture âpre comme son sujet, en vers libre, sans ponctuation, comme cette mécanique que rien ne semble jamais pouvoir arrêter ; du travail à la chaine, à la ligne comme on dit maintenant. Si « À la Ligne » remue autant, c’est que le parcours largement auto-biographique de Joseph Ponthus pourrait être celui de beaucoup d’entre-nous, poussés par la massification de l’école et l’objectif des 80% d’une classe d’âge au bac à faire des études, prétendre et généralement y arriver à atteindre des jobs (assez) intéressants, (assez) bien placés, (assez) bien rémunérés jusqu’au grain de sable. Ici, l’amour. Un ancien étudiant de prépa littéraire, devenu éducateur, largue tout et déménage dans l’inconnu par amour. Problème, là où il va, personne ne l’attend vraiment, professionnellement parlant en tout cas. Alors comme il a philosophé sur le travail, lu Marx et s’en trouve comme nous tous plein de certitudes voire de belles idées de classes, il se tourne vers les agences d’intérim et tente, bien obligé de bouffer surtout, l’expérience du travail en usine.

La classe ouvrière, le monde du travail, les relations sociales, autant de thématiques chères à Michel Cloup depuis des années (des prémices chez Diabologum, plus engagé chez Expérience, presque central à présent) et un livre qui résonne de façon évidente, dès la lecture, avec la manière dont il pourrait s’en saisir musicalement. Une adaptation travaillée avec son batteur Julien Rufié et dans un premier temps Christophe Miossec, avant que le projet ne manque de capoter et soit sauvé (momentanément, peu avant le-truc-dont-on-ne-doit-plus-prononcer-le-nom) par l’arrivée de Pascal Bouaziz. Camarades de labels, d’abord sur Lithium puis à présent sur Ici D’Ailleurs qui sort ce disque, Michel Cloup et Pascal Bouaziz n’en sont pas à leur première collaboration, même si le EP numérique et pointu Ville Nouvelle/Nouvelle Ville sorti en 2012 est resté plutôt confidentiel. Ce sont des engagements et des valeurs qu’ils partagent, le regard qu’ils jettent à travers leurs textes respectifs sur le monde actuel et plus précisément sur notre société où depuis des années les repères changent et bouleversent notre façon d’appréhender les choses, la vie, qui font d’eux les interprètes assez évidents des textes d’À la Ligne, devenus pour le coup des « chansons d’usine ».

L’adaptation musicale d’œuvres littéraires n’est jamais chose aisée ; c’est le parti-pris du musicien-adaptateur qui s’impose. Il faut d’abord, qui plus est pour deux auteurs à la forte personnalité comme Michel Cloup et Pascal Bouaziz, s’approprier le texte d’un autre, en extraire ce que l’on souhaite porter, le sens que l’on veut donner au disque tout en respectant au maximum l’objet initial pour l’incarner de la plus belle des manières. Ensuite, à moins de réaliser un objet plutôt atypique et expérimental in-extenso, il convient de saucissonner le texte (ce que l’auteur s’est précisément interdit de faire), le faire rentrer dans le format chanson. Enfin, il faut lui donner un ton, une direction musicale, coller au texte ou partir en contre-pied ? Le trio a choisi. Respectant grosso-modo la chronologie du livre, il nous embarque dans ces missions d’intérim, dans une usine de transformation du poisson pour commencer, puis dans un abattoir. Des usines comme il en existe des dizaines, des centaines en Bretagne, pays où l’industrie de la pêche et de l’élevage (porcin mais pas que) génère des milliers d’emplois. Mais il faut voir lesquels.

Ce qui frappe avant tout, dès les premiers vers, c’est l’extraordinaire musicalité des mots de Joseph Ponthus. Dès l’intro, les mots reviennent en boucle comme un mantra qui reviendra. « C’est fantastique tout ce que l’on peut supporter ». Le cadre est vite posé et il n’aura rien d’une partie de plaisir. Juste après, une autre boucle superbe, « J’écris comme je travaille à la chaine à la ligne » vous imprime irrémédiablement le cerveau jusque sous la douche, celle que l’on prend pour tenter de se débarrasser de ces odeurs pestilentielles et tenaces. Le parti-pris musical est clairement celui de l’univers habituel de Michel Cloup Duo qui parfois recycle un peu ses belles trouvailles des albums passés (l’excellent Ici et Là-bas de 2016 en particulier) mais peu importe car cela sert avant tout à mettre en valeur les mots. L’habillage musical va donc accompagner la montée en puissance du texte. Le travail à l’usine de poisson est difficile, répétitif, baignés par Les Lumières Des Néons blafardes. L’heure est encore à une certaine mélancolie ouvrière où il est question de classe et de compagnons mais cela ne va pas durer. La répétition, la fatigue et la découverte de nouvelles tâches ragoutantes comme égoutter Le Tofu apportent les premières interrogations et avec elles, l’ambiance se durcit considérablement car c’est irrévocable, « l’usine nous bouffera elle nous bouffe déjà ». Les Bulots qui conclut la première partie maritime est un long drone tendu et fantomatique : peu importe la merde charriée, peu importe les douleurs et les états d’âmes, « Il faut que la production continue ». Et s’il est question de purgatoire et de résilience, c’est que la suite ne va rien apporter de meilleur.

Direction l’abattoir donc et si la mécanique reste identique, elle va forcément s’emballer : mots crus, ambiance gore et rock énervé, le trio se fond dans le texte pour en livrer une interprétation de chair, d’os et de sang. La ligne devient la première, celle de la guerre des tranchées de nos aïeux, des lambeaux et des giclées, des explosions et des carcasses à transporter comme on peut. Dans cet univers à peine imaginable, Pok Pok et Penser à Autre Chose sont des oasis mélodiques dans lequel l’ouvrier tente, en vain souvent, de noyer ses pensées, parfois dans l’alcool, avant d’y retourner, finissant par se faire engloutir par des Cauchemars contre lesquels il devient impossible de lutter. Les guitares deviennent stridentes comme des bombardes (on est en Bretagne), la rythmique démembrée et l’album semble dérailler pour de bon, comme beaucoup de ces ouvriers épuisés, rincés, vidés.

La mise en musique des textes d’À La Ligne de Joseph Ponthus pour en faire des Chansons d’Usine a d’abord été pensée pour en faire un spectacle vivant, des lectures musicales co-produites par plusieurs salles bretonnes. Bien sûr que les mots se suffisent à eux-mêmes, mais en choisissant d’en retranscrire fidèlement l’atmosphère et de tronçonner le texte façon quartiers de bidoche pour en faire des chansons, en saisissant au passage l’essentiel, cette moëlle substantifique qui n’aura jamais aussi bien porté son nom, le trio avec ce passage sur disque ne trahit en aucune façon l’esprit originel du livre et au contraire, le sublime. Le regard porté sur ce monde du travail difficile, physique, puant interroge. À La Ligne renvoie forcément à cette classe ouvrière dont Michel Cloup semblait regretter il y a quelques années qu’elle se soit enfuie. Début d’explication : cela n’a vraiment rien d’étonnant quand on voit ces conditions dans lesquelles on lui demande de travailler alors que ces hommes et ces femmes aspirent eux aussi avant tout à cette vie individualiste et consommatrice qu’on leur fait miroiter. Qui aujourd’hui, à part les forçats de l’intérim, celles et ceux qui par définition ne resteront pas, pour se fader cadences et conditions imposées par un mode de production dont nos habitudes consommatrices sont clairement complices ? Renvoyant dos à dos végétariens et omnivores, le texte et son disque mettent en lumière le revers de nos barquettes en polystyrène nonchalamment jetées au fond d’un caddie et en tirent sans optimisme ni morale, ni conclusion. C’est le très beau Il y a final à trois voix, d’une facture plus que classique qui montre bien que l’essentiel ici n’était pas musical. Le constat semble imparable, la colère bien que lourde et électrique est résignée : « il y a qu’il n’y aura jamais de point final à la ligne »

Tracklist
01. C’est Fantastique
02. À La Chaine
03. Les Néons
04. Travailleurs De L’Usine
05. Le Tofu
06. Le Week-End
07. Les Bulots
08. À L’Abattoir
09. Penser À Autre Chose
10. À L’Abattoir 2
11. Pok Pok
12. À L’Abattoir 3
13. La Pause
14. La Nuit
15. Cauchemars
16. A La Ligne
17. Il Y A
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