Notre lecture de So It Started There, biographie de Nick Banks le sympathique batteur de Pulp, nous a mené tout naturellement à la lecture du dernier numéro en date de la célèbre série 33 1/3 (le 181ème livre), que Jane Savidge consacre au 6ème album du groupe, This Is Hardcore. Savidge était à l’époque de la britpop la responsable des relations publiques de Savage & Best, société qui représentait alors les intérêts de Suede, The Verve, Elastica et Pulp ainsi qu’au même moment ceux de The Fall, les Cranberries ou encore Jesus and The Mary Chain. Elle a déjà consacré deux ouvrages à la brit pop dont un qui s’intéresse au Coming Up de Suede, album signifiant et mal aimé qui n’est pas sans rappeler le statut de This Is Hardcore dans l’œuvre de Pulp. Savidge ne nous ennuie pas trop durant les 140 et quelques pages de ce livre passionnant sur ses relations personnelles avec le groupe, ne s’appuyant sur son propre témoignage que quand c’est nécessaire. Son travail est remarquable, dense et bien que passionné par son sujet (on pourra trouver certaines appréciations un poil trop laudatives… mais peu importe car on ne voit pas qui lirait ce bouquin sans aimer Pulp un maximum), d’une qualité dans l’argumentation et le commentaire qui en fait l’un des meilleurs 33 1/3 qu’on a lus (parmi, disons, une bonne cinquantaine au fil des ans).
This is Hardcore (le livre) est entièrement consacré à son sujet et entreprend en 17 chapitres (4 introductifs dédiés à l’avant This Is Hardcore, un concernant la couverture et l’artwork puis grosso modo un par morceau du disque original) de disséquer le sens, la beauté, l’esthétique d’un disque qui, en 1998, marque historiquement la fin (pour elle et à peu près tout le monde) de ce qu’on a appelé la britpop mais aussi la fin de l’état de grâce surnaturel dans lequel le groupe Pulp avait été placé avec le succès de Different Class. A l’échelle de la discographie de Pulp, This Is Hardcore est l’album qui annonce la crise, l’annonce du déclin commercial et bientôt de l’explosion du groupe (même s’il reste un disque à faire, We Love Life, derrière, en 2001 : chacun sait que tout est fini et que ça commence ici). Il y a les fans qui considèrent que Pulp se fourvoie à partir de His n Hers et qui ne jurent que par It, Freaks et Separations. Ceux qui pensent que le meilleur Pulp est celui de la période commerciale 1994-1996, culminant avec la tête d’affiche à Glastonbury… mais finalement assez peu pour dire que le disque important est peut-être This is Hardcore. Ce n’est pas tout à fait le discours de Jane Savidge non plus, qui s’attache principalement à décrire la rupture radicale que ce disque mal aimé marque dans le trajet de Jarvis et des siens démarré en 1978.
This Is Hardcore est un disque qui n’est pas si simple à aimer mais qui agit comme un puits sans fond et comme un trou noir, attirant à lui tout l’amour et la considération qu’on peut avoir pour le groupe. A vrai dire, This Is Hardcore est si puissamment noir, sombre et… bizarre qu’il donne envie non seulement d’être écouté et réécouté en boucle mais contamine l’écoute qu’on peut faire de tout ce qui a précédé. On a parfois du mal à apprécier comme on le faisait en 1995 les chansons plus légères ou festives de Common People parce qu’elles ont été entachées par la noirceur qui émane de certains titres de This Is Harcore.
Difficile de considérer que les années Fire Records étaient joyeuses et pleines d’allant. Freaks est un album terrifiant, macabre et horrible à bien des égards. S’il effraie moins, c’est qu’il n’apparaît pas aussi personnel, intime et sincère que This Is Hardcore que Savidge présente pour ce qu’il est : le symptôme d’un homme qui s’effondre et se brise devant nos yeux, le symptôme d’un groupe qui produit avec ce disque une sorte de précis de décomposition qui assure sa survie en semblant condamner celle de la société dans laquelle il évolue.
Sur le plan factuel, Savidge revient sur le fameux voyage à New York qui précède les séances d’enregistrement et qu’entreprend Jarvis Cocker en solo pour se recentrer et savoir s’il a envie de continuer à être une pop star. On ne sait pas trop ce qui se passe durant ce séjour de quelques jours mais Jarvis est à ce moment débordé par les excès que commande son rêve : adulé, aimé à la folie par un peuple et des légions de filles haut gamme, sans doute drogué, manquant de sommeil, épuisé et écartelé entre la fidélité à son rêve de célébrité et la déception et la frustration qu’il en retire. Les années qui ont précédé ont été folles, glorieuses mais éprouvantes, coupant de surcroît le compositeur de son poste d’observation sur la société des gens ordinaires qui lui servait à avancer. Le binoclard repenti et revanchard de I Spy et de Common People est devenu un trésor national, une bombe sexuelle et l’esprit le plus brillant de son temps que tout le pays s’arrache. Difficile à encaisser. Au sein du groupe, Russell Senior a du mal également à digérer le changement de modèle et d’échelle. Alors que l’enregistrement démarre à peine, après une longue période sans véritable tentative d’écrire quoi que ce soit, Senior trouve que le premier morceau de la nouvelle ère, Help The Aged, est indigne de leur passé. Il quitte le groupe et rebat sans s’en rendre compte les cartes musicales au sein d’un groupe qui s’articule désormais autour du duo créatif Steve Mackey (disparu récemment et auquel le livre est dédié) et Jarvis, solidement épaulé/déporté par le nouvel entrant Mark Webber, dont les guitares et l’audace technologique vont encourager Pulp à accoucher d’un son nouveau et très différent du repère mainstream que représente Different Class.
C’est la conjonction de la perte de repères de Jarvis qui veut écrire sur ce qu’il traverse pour le comprendre et en circonscrire les effets et de cette relative liberté provoquée par le départ de Senior, son élément historique le plus « conservateur », qui va permettre à This Is Hardcore de devenir une agonie si sublime et inventive. On ne va pas plagier le livre en racontant ce qu’on y apprend. Savidge tente de relier This Is Hardcore à diverses influences plus ou moins évidentes : Bowie, Iggy Pop, et quelques autres. Elle met à jour les racines soul ou funk de titres immenses comme l’essentiel Seductive Barry et ses huit minutes trente. Elle évoque la portée intime et quasi existentielle d’un titre comme I’m A Man qui renvoie à l’enfance d’un Jarvis, abandonné comme sa famille par son père à l’âge de sept ans, et qui interroge la masculinité depuis un environnement composé de femmes; l’histoire de la relation à ce père disparu qui se noue au moment de l’écriture de Little Soul (il retrouvera son père pour la première fois depuis 25 ans peu après) et on en passe. L’auteur nous gratifie de développements incroyablement intéressants, documentés et fascinants sur les deux joyaux noirs que sont The Fear à l’ouverture, morceau qui exprime à lui tout seul toute l’angoisse, la détresse d’un homme mais aussi d’une « période » ou d’une « génération », et le morceau titre, l’immense This Is Hardcore qu’on ne se lassera jamais d’écouter. Chaque morceau est situé par rapport à ce qu’il signifie pour Jarvis, dans sa composition musicale et souvent en fonction de la manière dont il naît en studio, créant à chaque fois une explication complète et extrêmement convaincante et satisfaisante à la lecture.
L’idée générale du disque est bien entendu de dresser un portrait en creux (en creux et en bosses) de l’homme occidental à la recherche du succès, de la performance, de l’approbation sociale en utilisant le référentiel de la pornographie. Jarvis établit un jeu de miroirs entre les attraits et les récompenses de l’une, sa laideur également, et les échos intimes et sociaux que cela peut avoir, passant ainsi au crible son propre personnage, masculin, ambitieux, avec ses atouts et ses failles. De Dishes (splendide, fragile, délicat) à Party Hard (expression empruntée à un organisateur de festival excité comme une puce), This Is Hardcore s’intéresse à tout ce qui est excessif et rend la vie irréelle. Les clips qui accompagnent les singles sont à cet égard parmi les plus réussis de l’époque, définissant un territoire esthétique qui vient compléter voire augmenter le propos par sa force et sa puissance scandaleuse. A cette époque, raconte Savidge, Jarvis est un grand consommateur de films pornos et vit dans un brouillard total.
Le livre est évidemment exagérément positif concernant l’album, si bien qu’on en oublie à la lecture les faiblesses qui avaient été mises en avant par les critiques (négatives mais minoritaires) de l’époque : des paroles qui ont fondu et qui, en matière de poésie et d’observation, sont sans commune mesure avec les paroles de Jarvis sur Different Class ou Separations. L’abandon au registre de la pornographie, assorti de quelques « blagues », avait été particulièrement mal perçu. On peut arguer aussi, ce que Nick Banks reconnaît dans son propre livre, que le disque manque parfois de ressort mélodique et… de tubes. Savidge en fait une qualité (le disque serait plus profond) mais on peut se tenir aussi du côté des auditeurs qui y verront une dilution du potentiel du groupe.
This Is Hardcore est-il le chef-d’œuvre incontesté de Pulp, un disque monstre sur le corruption et la perte de repères, ou un disque d’un groupe en déclin, miné par les doutes et ravagé par la célébrité ? Au sortir de la lecture du livre… on avoue s’être laissé convaincre et avoir pris un plaisir infini (et un peu coupable) à repasser trois, quatre et cinq écoutes à se faire mal avec Jarvis. Une chose est certaine, atteindre ses rêves n’est peut-être pas si simple et souhaitable que ça.
Je ne connaissais pas les vidéos, elles sont superbes. Du coup, je m’en vais écouter l’album 🙂