On aura, pour des raisons logistiques, pu assister durant cette belle soirée à quatre groupes concoctée par l’association Figures Libres à Vendôme, qu’aux concerts de Pram et de Société Etrange, juste avant. Mais on ne doute pas que la programmation d’ensemble ait été de qualité. Le trio composé d’Antoine Bellini, Romain Hervault et François Virot, aka Société Étrange, constituait en soi un parfait tremplin pour le groupe vedette de la soirée, Pram, avec son mélange fascinant d’électronique et de post-rock organique, rappelant, dans d’hypnotiques aplats répétitifs et à longue détente, le pseudo-jazz à effets d’un Tortoise et l’électro-rock apaisé et ambient des Ecossais de Mogwai (2ème âge). Société étrange joue serré et avec détermination, enroulant ses effets et ses boucles autour des spectateurs avec la force et la sensualité endormie d’un boa. Au fur et à mesure qu’avance le set, les pieds nous désappartiennent pour battre la mesure toute seule, accompagner la tête qui dodeline, puis carrément, se mettre à danser. Deux filles fascinantes à l’avant-scène dervichent en tournant leur chevelure corolle comme possédées par les boucles. La salle, le 3ème volume du Minotaure, est idéalement espacée pour ça, garnie de 50 à 60 pèlerins de passage ou résidents qui se frottent à une programmation pour le moins expérimentale ce soir-là et ne cachent pas leur fascination. La part de couples et d’amoureux semble supérieure à la moyenne, comme si les vieux célibataires indie rockeurs, les hippies sur le retour et les freaks avaient ici trouvé preneurs.
Après un rapide interlude qui permet de gagner quelques dizaines de spectateurs, Pram entre en scène. Le public se partage entre novices, curieux, et une poignée de vieux fans, qui comme nous, ont fait quelques kilomètres pour voir ou revoir sur scène ce qu’on peut considérer comme l’un des groupes secrets les plus/moins côtés au monde. Pram a posé sa roulotte les jours précédents à Lille, Paris et Rennes. Ce concert à Vendôme est sa dernière étape avant sans doute un bail. Le groupe n’en fait pas toute une affaire et restera silencieux tout du long, Sam Owen, la bassiste chanteuse, se fendant plus d’une heure plus tard d’un simple remerciement au moment de se lancer dans la dernière chanson du set.
Il y a un mystère Pram, une mystique presque qui appartient aussi à ce silence et au relatif anonymat qui entoure les membres. Matt Eaton, le commandant de bord et membre fondateur, est planqué dans l’ombre sur le gauche de la scène. Son poste de travail est quasi invisible aux spectateurs, composé de platines et de touches secrètes. A l’arrière-plan, Max Simpson évolue aux claviers, masqué depuis qu’il traîne les symptômes d’un covid long. On n’apercevra pas son visage et guère plus ses yeux. Sam Owen, à la basse, est magnifique, quinquagénaire sombre au carré de cheveux strict et à la tenue exemplaire. Elle prend un peu plus la lumière, s’engage et assure le chant avec la même naïveté enfantine et onirique que Rosie Cuckston pendant des décennies. La chanteuse originelle a quitté le groupe pour une carrière politique au service du brexit qui lui aura valu un maigre 1,7% des voix aux élections générales de 2019. Elle s’est reconvertie dans le monde de l’entreprise, laissant derrière elle les dizaines de chansons merveilleuses que le groupe a façonnées avec elle mais qu’il s’évertue, ce soir là comme les autres, à ne pas reprendre. Car Pram ne fait pas partie de ces groupes qui jouent des standards, de vieux morceaux et se tournent beaucoup vers son passé. La setlist est composé en partie de titres du dernier album, Across The Meridian (2018), mais il est possible qu’il y ait pas mal de nouveautés. Le groupe confirmera à la table de merch avoir un disque en chantier, promis pour 2025.
Même avec la setlist en main, on ne sait pas trop d’où viennent les pièces qui nous enchantent. La musique de Pram vous tombe dessus soudainement avec son univers de féérie, de rêves et cette impression presque sacrée d’être plongé au coeur d’un petit théâtre ou d’un cirque de curiosités, hanté par des animaux mécaniques, des visions à la Tim Burton, des créatures gothiques, organiques, des fées, des filles, des danseuses, des strip-teaseuses poupées venues du burlesque, de l’Angleterre victorienne, des freaks, des petits monstres lutins, des créatures, grenouilles, insectes échappés du Museum of Imaginary Animals (l’un des fameux LPs du groupe) et bien sûr des légions d’enfants fracassés, recomposés, enfants-coeur brisé et enfants-rêve, sortes de Pinocchio jouets qui suivent la caravane/caravelle qui s’active sous nos yeux. Aux trois membres originaux qu’on a cités, Pram ajoute désormais Fliss Kitson (Violet Fliss), une batteuse remarquable aux cheveux corbeaux, maquillage appuyé de khôl, qui rayonne à l’arrière-plan. Son jeu est indispensable à l’équilibre du groupe. Il est subtil, méticuleux et plein de grâce. Harry Dawes au trombone et au theremin, complète le quintet. Par la force des cuivres et la magie qui se dégage immanquablement de son maniement des ondes, c’est lui qui souvent focalise l’attention du public. Il a droit en milieu de set à un petit exercice au Theremin (Gothik) qui impressionne et donne le sentiment que la machine agonise des mille et une créatures qu’elle contient devant nos yeux. Le jeu d’Harry Dawes est patient et dérivatif, les cuivres donnant à la musique de Pram un peu de couleurs et de pétillant.
Le concert lui-même est grandiose, mais presque impossible à décrire. Les projections (de vieux films comme la Nuit du Chasseur, des clips, des films anglais, des apparitions fantastiques, des trucs kitsch façon Troma, des Hammer de série Z, des lapins, des serpents) proposent aux spectateurs des images qui entrent souvent en résonance avec l’univers des morceaux. La musique de Pram est à dominante instrumentale, sauf quand Sam Owen prend la parole, parfois secondée dans des choeurs sublimes par une Fliss Kitson qui est presque plus proche de Rosie Cuckston que ne l’est Owen. On évolue dans un périmètre délibérément hors du temps où se cotoient des musiques de films qui n’existent pas, des visions vaguement horrifiques de chirurgiens fous et de filles à forte poitrine, des parades de cirque ou des tableaux pré-raphaélites. Le théâtre de Pram est un théâtre en couleurs mais qui s’énonce dans un noir et blanc expressionniste des années 30. C’est un peu jazz, parfois musette. L’ensemble est macabre mais jamais toc. Le jeu de batterie de Kitson est imaginatif, charnel. Il entre souvent en conflit avec la basse terrestre et la voix iréelle et cristalline d’Owen. Les cuivres illustrent, déportent, essaient de détourner la narration principale vers un territoire plus théâtral et parfois un peu daté. On aime aussi quand Pram se fait plus post rock, plus ambient. Cela arrive à plusieurs reprises dans le set. La setlist ne nous aide pas. Même en l’ayant en main, on ne sait pas trop où on se trouve. La tête tourne comme après un tour de manège. Pram est un groupe carousel, une sorte de roue qui tourne dans tous les sens et toutes les dimensions. Après le chef d’oeuvre Doll’s Eyes, l’un des sommets du dernier disque, une chanson titrée Spider, fout un peu les foies. On a ensuite l’impression littéralement de se retrouver pris dans une boule à neige. Juste là, à l’intérieur. Une main secoue la bulle et des flocons nous fondent sur le manteau et les cheveux. La sensation est étrange. On ne sait pas trop quand Pram joue quelques titres marins (sont-ils tirés du dernier album ?) si l’on doit céder à la bienveillance des vagues ou si une succube va nous pousser en bas de la falaise. La musique amène de délicieux moments de tension qui renvoient au temps qui passe et à sa suspension. C’est cette dimension là que Pram triture devant nos yeux, mêlant le temps de l’enfance et celui de son dépassement par le rêve, le temps des spirites, des fantômes et celui des éblouissements adultes. La nature est un spectacle. Son contraire l’est tout autant. La mort elle aussi foisonne. L’émotion n’appartient ni à l’un ni à l’autre des mondes. Elle les relie et les renforce tous les deux. Pram est le groupe qui fait la jonction entre les contraires, le groupe qui enjambe les forces opposées.
Pram valse vers la fin. La douceur est suspecte. La quiétude est fragile. On pense à une poupée de porcelaine sur laquelle apparaîtrait les premières craquelures/engelures menaçant d’en dissoudre la peinture. Certains titres sont volontairement cacophoniques. Les instruments se marchent les uns sur les autres, pour créer un dangereux effet de simultanéité, image d’une vie qui grouille et se désagrège. On entrevoit parfois l’Orient (Doll’s Eyes) tout en courbes et puis le groupe rétropédale et sonne comme un orchestre robot, mécanique et sans vie. Il arrive qu’on en sorte (les sorcières rient de nous) mais le plus souvent, l’immersion est totale : le spectateur plonge en profondeur, ruisselle d’idées, d’images, recueillant les apparitions une à une comme elles se présentent, dans une forme de long trip psychédélique. Le train de Shimmer and Disappear semble repasser vers la fin. Est-ce possible ? Il nous ramène au début. On embarque/réembarque sans savoir si on va à Eurodisney ou à Auschwitz. La mélancolie a de faux airs klemzer. A moins que ce ne soit l’air embouteillé de Birmingham. Rentrer chez soi n’est pas facile. Assister à un concert de Pram donne le sentiment d’être tombé dans un puits, avec le lapin blanc et le noir sur le dos. Miracle ? Ou Mirage ? On jurerait qu’ils ont joué Electra. Etait-ce un autre soir ? Un autre que nous ?
Photos : Benjamin Berton.
Lire aussi :
Bikini Kill / Big Joanie – Élysée Montmartre 2024
Retour sur l’édition 2024 du festival Art Rock
PRAM au Jardin Moderne (Rennes) le 21 mars 2024