Le fils musical de Jean-Louis Costes existe. Il vient du metal extrême, mais c’est aussi un joueur de cuivres chevronné. Découverte d’un artiste au parcours peu orthodoxe, et chronique de son dernier album, Total Frapadingo, sorti en avril dernier.
Projet Kad et Costes
Kad reconnait bien volontiers Costes comme l’influence originelle de sa création, en premier lieu pour ce qui est de la forme musicale, qui situe leurs chansons dans un même schéma. Tout comme chez Jean-Louis, les morceaux de Kad sont construits sur des mélodies pop, majoritairement à base d’électronique et de synthés, mais les compositions de Projet Kad sont nettement moins déstructurées.
L’idée que Projet Kad ne serait qu’une pâle copie de l’original est pourtant à balayer d’emblée, et l’auditeur constatera par lui-même que l’esprit, autant que le rendu des morceaux de Projet Kad, sont finalement assez distincts de ceux de Costes. On le doit principalement à sa dizaine d’années de conservatoire, lesquelles ont eu une influence sur ses compositions et ses arrangements, témoignant souvent d’une virtuosité certaine, même dans le cadre de chansons évoluant hors des sentiers battus. Les liens entre Kad et Costes restent cependant nombreux, avec notamment leur collaboration pour le disque Trompettes (2016), sur lequel Kad officie avec plusieurs de ses cuivres.
La liberté de ton et l’absence d’autocensure propres à leurs chansons sont également des éléments qui permettent de rapprocher les deux artistes. Certes, les paroles de Kad sont moins explicites que celles de Costes, mais elles révèlent une sensibilité à la poésie brute, explorant sans fard la psyché de son auteur. Le seul but de Kad est d’exprimer ses sentiments, ses délires, son ressenti, en toute modestie, mais aussi sincèrement, voire crûment, que possible. Ensuite, libre à chacun d’y puiser ce qui peut l’intéresser, le toucher ou le troubler.
Si Costes se place d’office en tête du hit-parade du nombre de thèmes abordés en chanson, certains plus spécifiques n’ont cependant pas été traités sous sa plume, pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas été confronté, ou parce qu’il n’appartient pas à la même génération que Kad. Ainsi, Costes ne s’est par exemple jamais intéressé à une profession de manière aussi circonstanciée que le fait Projet Kad sur l’album Un hotliner (2017), décrivant le travail aliénant dans les centres d’appel, ni n’a exploité un sujet aussi convenu que les congés, à l’inverse de Kad sur Mes vacances (2016). Reste que certaines thématiques leur sont communes, Projet Kad s’étant aussi attentivement penché sur les femmes (Les filles sont des salopes, 2015), le sexe (Pornophile, 2016), l’autocritique dévalorisante (Scatotocritik, 2016) ou l’ego trip inversé (Gros Frustré, 2016), en y apportant à chaque fois la singularité qui lui est propre.
Projet Kad et le black metal
À l’écoute de Projet Kad, on ne peut en aucun cas établir un quelconque rapport avec ce style musical souterrain et sulfureux qu’est le black metal. Aussi me dois-je d’éclairer de ma torche gravée de runes le lecteur sur ce point.
Biberonné au sang de chèvre crucifiée sur une croix renversée depuis le milieu des années 2000, c’est effectivement dans le metal extrême que Kad a fait ses armes. Sous le pseudonyme de Lazareth il a collaboré, souvent à la batterie mais aussi à la guitare et aux voix, avec des formations de styles divers, du brutal death au funeral doom, en passant par le grind core, pour finalement se focaliser sur le black metal. De manière non exhaustive, on pourra notamment citer les groupes Anceisural Eritance et Braquemaard, ou encore Ordo Blasphemus.
Parallèlement à ses nombreuses incursions dans le metal, Kad a sorti en 2011 un disque étrange et ensorcelant sous le nom de Yele Solma, qui propose une approche plus sensorielle que proprement musicale, sur le thème du vaudou. L’instrumentation repose sur des percussions rituelles, des nappes envoûtantes, du field recording capté dans la jungle, ainsi que divers instruments ethniques. Les vocaux trafiqués évoluent entre psalmodies oniriques et éructations incantatoires, et les paroles sont constituées de textes de Kad traduits en moré, la langue officielle du Burkina Faso.
Désormais moins actif au sein de groupes black metal, les talents de trompettiste de Kad ont par contre été sollicités de nombreuses fois depuis une petite dizaine d’années par des formations affiliées à ce genre. On retrouvera notamment ses interventions au sein de Créatures en 2016 puis, avec un éventail de cuivres encore plus développé, sur l’album de Véhémence en 2019. Dans ce domaine, ses collaborations les plus notables ont lieu avec Peste Noire, Kad étant l’interprète de toutes les parties de cuivres sur les albums du groupe depuis 2013.
Au final, Kad et le black metal, c’est une longue histoire, mais Projet Kad et ce genre musical, ça n’a rien à voir. Cependant, tout comme Costes et son exutoire faussement satanique (l’album Œuvre au noir de 2004), Kad a également rendu hommage à sa scène musicale d’adoption en 2018, en crachant au visage du metalleux premier degré son opus sobrement intitulé Metaaalll !!!
Projet Kad en 2020
Puisque ce qui ne te tue pas te rend plus fort, et que le ridicule ne tue pas non plus, alors, tout comme Costes l’avait déjà prouvé, le ridicule a rendu Kad invincible, et la frustration immortel. De fait, les pochettes de ses albums sont aussi volontairement artisanales, naïves et provocatrices que celles de Costes. Elles sont faites maison, à base de dessins, peintures, collages ou photomontages, et leur teneur graphique est en lien avec le thème exploré. Autant de profanations visuelles où Kad se présente sans faux-semblants, mettant ainsi en garde l’auditeur perdu sur Bandcamp que ce qu’il va entendre n’est que la vérité vraie de Projet Kad, qu’elle fasse chier, pleurer, rire, ou mal au cul.
Son dernier album dématérialisé est sorti en avril de cette année, et c’est un Kad en caleçon qui se met en scène dans la position d’un chien devant son os. Coupe de cheveu en mode confinement et faux tatouage Projet Kad sur le bras, dont la typographie évoque l’une de celles utilisées par Peste Noire. Totalement frapadingue ? Pas que.
Costes et Kad partagent aussi tous deux une sorte de frénésie de production, avec plusieurs sorties par an. Mais ici, première nouveauté : Total Frapadingo marque un changement de rythme, clairement annonciateur d’une forme de maturité, puisque si Projet Kad a sorti seize albums depuis sa création en 2015, le précédent opus date de deux ans déjà.
La manière de composer a aussi évolué : si Kad avait l’habitude auparavant d’enregistrer d’abord l’entièreté des morceaux, puis de leur adjoindre des paroles en fonction du thème investi, sur ce nouvel album les chansons ont été composées et finalisées l’une après l’autre. De même, là où Kad explorait globalement un unique thème sur chaque album, sur Total Frapadingo les thématiques se sont faites plus variées : divers animaux pointent leur nez dans sa demeure, la ruralité s’invite aux portes de son jardin, la peur de la mort est omniprésente, mais les textes autocentrés sont également toujours de la partie.
Autre changement : l’incursion des cuivres dans l’instrumentation, qui apportent des respirations acoustiques et orchestrales dans des morceaux auparavant principalement synthétiques. En effet, Kad n’avait que très peu utilisé ses instruments de prédilection au sein de Projet Kad, sauf quelques parties sur Longues Histoires pénibles (2018) et surtout sur Les Culs-ivres (2017), un album uniquement composé de reprises, où il est fait un usage exclusif de saxhorns, de bugles, de trompettes, de cornets et de cors. La majorité des groupes repris viennent du metal (Darkthrone, Peste Noire, Cannibal Corpse, Marilyn Manson, Summoning, Last Days of Humanity) mais aussi des musiques urbaines (Morsay, Cheb Mami, Sizzla). On y trouve également des reprises de musiques de jeux vidéo, évidemment une de Costes, ou encore une reprise du générique télévisuel de l’émission Téléchat. Projet extrêmement ambitieux, mais parfaitement réussi et maîtrisé, pour lequel les paroles ont été adaptées en français, en restant évidemment à la sauce Kad.
Les textes de Total Frapadingo sont toujours extrêmement ciselés, qu’ils soient crus ou plus poétiques. La musique, mélodieuse et souvent rythmée, porte les vocaux si caractéristiques de Kad qui, lorsqu’ils s’envolent dans les suraigus, se rapprochent des vibratos d’un castrat, et évoquent aussi immanquablement le passé black metal de l’artiste quand ils se font plus bruts. Les mélodies sont riches, les voix pleinement intégrées dans le mixage, et l’on a définitivement affaire à de la chanson française contemporaine.
Sur son Bandcamp, chacun des albums est assorti d’un explicatif décrivant la thématique de l’opus, de manière explicite ou décalée, voire sous forme d’une diatribe furieuse ou désespérée. Chaque morceau est lui aussi accompagné d’un court descriptif, humoristique ou plus trash, une remarque, une question, une argumentation ou un constat souvent cocasse. Ces éléments sont à appréhender comme des clefs de compréhension, d’un effet souvent burlesque, surréaliste ou carrément absurde, comme pour J’ai peur de mourir : « Des fois j’ai plus peur de mourir que de ne pas mourir (et aussi plus peur de mourir que de vouloir mourir). »
Total Frapadingo
L’album ayant une durée d’une heure quinze pour vingt pistes, traiter de tous les morceaux n’aurait que peu de sens, aussi j’ai choisi de rentrer dans le détail d’un peu plus de la moitié d’entre eux, permettant tout de même de rendre compte de cette étonnante sortie.
Piano-synthé et tambours lointains plantent le décor du morceau introductif Les Portes du paradis. Désormais exilé à la campagne, Kad a installé un super portail devant sa maisonnette avec « surtout pas de sonnette, pour éviter que des connards viennent faire chier, avec leurs sornettes, pour éviter que des bâtards viennent m’emmerder, pendant mes branlettes ». La ritournelle s’enrichie musicalement tout en s’emballant, et Kad s’énerve contre des témoins de Jéhovah venus l’importuner : « J’hallucine, c’est la loose, ces connards de prosélytes qui puent la bouse s’arrogent le droit de violer ma propriété, et de salir mon droit de pas écouter leurs billevesées. » Attention chien méchant, la pochette nous avait prévenus.
Sur 40 m2, un sitar, des boucles hypnotiques et une rythmique ethnique portent le texte revanchard de Kad. Celui-ci met en parallèle les 40 m2 dévolus à son espace vital et cette même superficie chez ceux pour qui elle correspond à une seule pièce ou même à un meuble de leur logement : « J’connais des gens, 40 m2. Ils ont une grande, très très grande télé, de 40 m2. Un jardinet, de 40 m2. Une grande entrée, de 40 m2. Une salle de bain, de 40 m2. Quasi des chiottes, de 40 m2. Armoire pour culottes, de 40 m2. » Cette comparaison tourne ensuite en un délire exponentiel et totalement jouissif.
Un accordéon malheureux ouvre Cantique du ras l’bol #2, mettant en scène un Kad fatigué de la vie et qui a le sentiment de ne plus exister. La maîtrise instrumentale, couplée aux paroles, frustes autant que poignantes, amène cette chanson à devenir littéralement transcendante. L’épilogue est tragique, avec un final aux cuivres qui emporte Kad vers les cieux, abandonnant la vie terrestre sans regrets : « J’quitte la vie, j’quitte ma vie. Je m’en vais d’ici. »
Atmosphère de jeu vidéo improbable et bribes de paroles sans queue ni tête sont à la base du morceau inclassable La 7, que l’on ne peut pourtant pas s’empêcher de réécouter plusieurs fois d’affilée. Impossible de savoir précisément ce qu’évoque ce titre loufoque, dont le court explicatif indiqué sur le Bandcamp ne nous aide absolument pas : « Blague privée de seconde au lycée avec Spliff. »
Brouillard électronique touffu, cuivres sautillants, Kad est obsessionnel sur J’ai peur de mourir : « J’ai pas encore fini de payer ma putain de maison. J’ai pas construit la pyramide que je voulais quand j’étais petit garçon. J’ai pas été me recueillir sur la tombe de ceux qui n’ont pas eu peur de mourir avant moi. J’ai pas dit tout ce que je voulais expier dans Projet Kad, et toutes mes diarrhées. » La mélopée au synthé et les sanglots de Kad qui concluent ce titre le rendent au final très nostalgique.
Kad n’aime rien et ne supporte plus les gens sur les quelque huit minutes de Moi je n’aime pas trop ça. Là où l’on imaginerait se lasser sur la durée, le caractère misanthropique des textes associé à une féroce défense de la cause animale et végétale, tout comme l’instrumentation qui va en se complexifiant, font que l’on se laisse complètement prendre aux tripes par ces tergiversations existentielles.
Kad crache sa haine envers tout le monde sur cette litanie d’insultes qu’est De merde : copines, voisins, collègues, capitalistes, viandards. Les paroles s’y font véhémentes et rageuses, en opposition complète avec la musique, composée de nappes planantes, de fragiles notes de xylophones et autres percussions délicates.
Pousse mousse sperme développe un thème très certainement jamais évoqué encore en chanson : la comparaison crue du savon liquide et du sperme : « À chaque fois que j’appuie sur le savon liquide, j’ai l’impression qu’j’me branle et que j’me vide. À chaque fois qu’ça sort par le distrib’, j’ai ma queue qui goûte du sperme et du pipi. » La musique se fait plus électro et le refrain s’endiable, rendant ce titre finalement assez accessible en dépit de son sujet pour le moins singulier.
Après les poussins (Poussinet et Poussinette), le chien qu’il a recueilli et qui aboie au moindre pet (Chien pas Jap qui jappe) et le chat de Miaou fait vraiment chier, c’est encore un minou qui est ici mis à l’honneur. Ce récit de la castration du félin et de la suite de l’opération fait de Caca sur la collerette encore un morceau pour les amoureux des animaux.
Kad a fui la ville pour la campagne : « Et là je rencontre enfin les gens du cru. J’aurais pas cru qu’ils soient si cons. » Le Super U devient la cour des Miracles du terroir, avec « des sosies de M. Pokora et des caddies remplis de whisky et de Ricard ». Les ruraux font finalement autant chier que les citadins, et les chasseurs sont pires que les racailles de la cité. La voix de Kad devient bouse rocailleuse et donne au final de Culs terreux de merde de la campagne une teinte black metal rustique assez insolite.
On se rappelle des méchants est une réflexion sur le fait que, comme l’indique Kad dans sa présentation : « On se rappelle davantage des méchants que des gentils, dans toutes les histoires. Réelles ou fictives. » Deux drames y sont racontés : Jacques et Aurélie vont mourir dans l’avion qu’Abdel le terroriste détourne, et Anne-Sophie venge sa sœur qui a péri dans un attentat, en tuant l’épicier Sofiane, pourtant apprécié de tous dans le quartier. « On se rappelle pas des gentils, des honnêtes gens qui sourient. On se rappellera des trimards, des putes et des bâtards. » : le message de Kad est chanté avec cœur et sensibilité, et cette chanson réaliste est sans doute la meilleure fin que pouvait trouver cet album original et attachant.
Avec Total Frapadingo, Projet Kad nous fait voyager dans des territoires sonores variés, dont les récits, réflexions et autres égarements sont empreints d’une patte tout ce qu’il y a de personnelle. Mélancoliques, voire émouvantes, complètement dingos ou plus mesurées, les chansons de cet opus donnent à réfléchir autant qu’à rire. Pour ceux qui s’intéressent aux nouvelles formes de chansons françaises décalées, le dernier album de cet aventureux projet est indéniablement à découvrir.
Remerciements à Éric Duboys.