La postérité des Libertines est aujourd’hui mise à l’épreuve. Phénomène médiatique voire people pour les uns, vrai groupe important pour d’autres : le verdict passera d’ici quelques temps peut-être par une réappréciation critique des disques laissés derrière eux par les Londoniens. On parierait notre chemise qu’il restera alors peu de choses du groupe emmené par Carl Barat et Peter Doherty si ce n’est une odeur de cendres et un beau gâchis. Car l’importance du groupe dans les années 2000 et sa portée générationnelle auront été sans commune mesure avec leur héritage discographique : deux albums coup sur coup, avec des qualités, de beaux morceaux mais tellement de défauts et de titres faibles qu’ils en effacent, en série, la pureté et l’intensité des titres forts. L’importance des Libertines tient en effet à peu de choses : une poignée de morceaux héroïques, une attitude de casse-cous extraordinaire qui les amène à pratiquer le concert de rue comme on ferait la manche et surtout un coup de jeune remarquable donné au duo vocal, avec une liaison forte entre Carl Barat et Pete Doherty qui n’a pas d’équivalent depuis Sam & Dave.
On ne va pas refaire l’histoire ici mais il faut, pour comprendre le groupe, savoir que son histoire ne se noue que tardivement en studio. Doherty et Barat font alliance dans la seconde moitié des années 90 autour d’un projet aux contours mal définis qui n’est pas tant punk rock au début que folk. Les deux hommes se rencontrent dans l’appart que Barat, alors étudiant, partage avec la sœur de Doherty. Une amitié naît autour de soirées passées ensemble à boire et à glander, en gratouillant la guitare. D’une certaine façon, les Libertines ne dépasseront jamais ce stade là : être le meilleur groupe de boyscouts étudiants du monde, un duo qui écrit des morceaux à tomber assis sur un canapé entre un joint et deux tournées de bières, tandis que des nanas se pâment entre le séjour et la cuisine avec une moue boudeuse. On peut trouver cela réducteur mais la pop anglaise est née pour servir ce genre de situations (des gars, des filles, un feu de camp) plus que toute autre musique au monde. N’oublions jamais que toute l’histoire de la pop britannique n’est qu’une question de savoir comment on occupe ou range sa chambre.
A Tombeau Ouvert
Enfin bref. Les Libertines recrutent un bassiste talentueux auquel ils demandent de rester dans l’ombre et de ne pas les embêter avec ses compos et surtout un batteur exceptionnel en la personne de Gary Powell. Tout le monde se fout de Powell mais c’est probablement l’un des meilleurs batteurs de l’histoire récente, une vraie machine qui rivalise par sa puissance et sa capacité à tenir le tempo dans la durée avec l’un de ses modèles, le new-yorkais Jerry Nolan (qu’il remplacera pour cause de mort quand les New York Dolls se reformeront à l’initiative de Morrissey). Le quatuor s’assemble à la fin des années 90 et donne rapidement sa pleine mesure sur scène. Le groupe ouvre pour les Strokes et les Vines, et s’impose assez vite aux yeux de la presse anglaise comme une alternative à la domination américaine sur le rock anglais. Le premier single des Libertines, What A Waster, est produit par l’ancien Suede Bernard Butler qui en connaît un rayon en gestion de duo de compositeurs vénéneux. Les choses s’enchaînent. Up The Bracket sort en octobre 2002, date à laquelle la destinée du groupe semble déjà jouée. Pendant l’enregistrement de cet album (nous sommes à l’été 2002), Doherty se montre instable, drogué jusqu’aux oreilles au crack et à l’héroïne. Démarre alors une séquence où la tension grimpe et grimpe encore, évacuée régulièrement par des embrassades chaleureuses et des témoignages d’affection manifestes, comme lorsque les deux leaders se font tatouer Libertine sur l’épaule. Doherty monte des concerts sauvages dans Londres où il n’invite pas Barat et s’épanche sur son blog (cela donnera les livres d’Albion), tout en continuant de composer. Le style Libertines s’impose dans cette période et dépasse en intensité de beaucoup ce qu’on percevait par moment sur Up The Bracket, un album qui vieillit assez mal finalement.
Les Libertines ne sont pas là pour renouveler le punk rock et tenir la dragée haute aux Strokes et aux autres groupes mainstream. Ils sont les petits princes du peuple de Londres, le dernier soubresaut d’une pop anglaise qui est en train de crever la bouche ouverte et offre encore, par intermittence, des titres beaux à pleurer comme en crachaient les Beatles à la douzaine dans les années 70. Ils sont les héritiers de la ritournelle à tomber qu’on trouve presque par hasard en ayant taquiné la guitare pendant trois heures durant à demi défoncé. Ils chantonnent parce qu’ils ne peuvent plus parler et sautent dans tous les coins quand l’apathie se transforme en rage de n’avoir pas de place dans une société qu’ils ne reconnaissent pas. Les Libertines sont des amis qui ne veulent surtout pas grandir et préféreront se détester à mort plutôt que d’être infidèles l’un à l’autre. L’idéalisation des amitiés de jeunesse est elle aussi au cœur de l’histoire de la plupart des groupes. C’est Keith Richards et Mick Jagger, Bono et The Edge, Marr qui sauve la vie de Johnny Marr, les frères Gallagher qui s’aiment autant qu’il se détestent, l’idée que tout ceci se joue à la vie à la mort, eux contre tous les autres, et que le lien qui les unit n’a rien de plus fort.
Comme un ouragan
Barat et Doherty n’en peuvent plus l’un de l’autre et s’aiment d’un amour infini, dont ils assument une part de l’érotisme. Ce sont deux amis qui aiment regarder les filles et les sentir fondre à leurs pieds, des séducteurs nés qui s’accrochent l’un à l’autre pour se fortifier et donner du courage. Doherty est un ancien gros. Barat est plus doué et beau parleur. Doherty ne rivalise que lorsqu’il impose son personnage d’anglais romantique et de décadent éternel. Il s’étonne lui-même de développer une telle séduction macabre. Voilà le secret révélé : les Libertines sont là pour se foutre en l’air et donner en pâture au public le spectacle de leur explosion. Le mouvement n’est évidemment pas conscient mais c’est finalement autour de ce projet masqué que s’établira la relation de confiance et de profonde émotion entre les Libertines et leur public. Il faut regarder le groupe se consumer et foutre en l’air ce qu’il a de beauté en lui pour l’apprécier. Les Libs sont la métaphore d’une jeunesse qui rêve de se consumer et de mourir dans une sortie de route avant de devenir adultes, une relecture trash et métrosexuelle de Peter Pan, une version moderne adaptée aux années 2000 du duo de songwriters que les époques précédentes avaient décliné un peu trop sagement sous la forme de Lennon et Mc Cartney ou encore de Marr et Morrissey. Imagine-t-on ces deux là s’embrasser sur la bouche ou chanter pour les deux premiers en étant si proches que leurs lèvres se touchent et leurs haleines se mêlent. C’est ce que proposent Doherty et Barat : une fusion/confusion de l’amitié virile en un suicide délicat.
Cant Stand Me Now, premier single tiré de leur deuxième album (le troisième sera une blague pour la reconstruction), est l’aboutissement de tout ça, un conte merveilleux qui résume à lui seul tout ce que le groupe a jamais eu à dire et à montrer. C’est le titre qui restera, pas tant pour l’originalité de sa composition (le morceau est une variation sur Dont Look Back Into The Sun) que pour sa dynamique. Le titre est placé en tête du nouvel album (qui sort en 2004) et évoque frontalement un épisode resté célèbre dans l’histoire des deux hommes qui est le moment où Doherty est entré par effraction dans l’appartement de Barat pour lui voler deux ou trois bricoles. Doherty sera jugé pour ça en 2005 et il est de coutume de considérer que ce cambriolage aura été pour Barat le signe que rien ne serait plus comme avant.
Cant Stand Me Now commence ainsi par un premier coup de génie : commencer par ce vrai « début de la fin » ou « fin du début » qui présente Doherty cherchant à tâtons dans la pénombre à s’infiltrer dans le domicile de son alter ego.
An ending fitting for the start
You twist and tore our love apart
Your light fingers threw the dark
Shattered the lamp and into darkness it cast us
La chanson (deuxième coup de génie assez archétypal des duos, généralement féminin/masculin) repose sur un dialogue de sourds et une sorte de dispute conjugale entre les deux protagonistes. Le contenu méta est évident : ce sont Doherty et Barat qui parlent de leur amitié et mettent directement en scène leur dispute/divorce. Ils vont jusqu’à questionner le sens de leur présence commune sur le disque, mouvement audacieux s’il en est, tandis que Doherty esquisse par moment un mea culpa qu’en bon drogué il formulera à des dizaines de reprises par la suite avant de se dédire.
Have we enough to keep it together?
Or do we just keep on pretending
And hope our luck is never ending now
You tried to pull the wool, I wasn’t feeling too clever
And you take all that they’re lending
Until you need amending now
Par delà le texte lui-même et le développement donné au thème, c’est l’interprétation des deux hommes qui rend la chanson exceptionnelle. Il y a une intensité dans la livraison que le travail du bassiste et du batteur à l’arrière-plan animent d’une belle solennité. La guitare bataille, s’attarde pour larmoyer, s’envole suggérant tantôt un coup de poing, un coup de gueule ou une embrassade. Le texte fonctionne comme une série de punchs échangés annonçant une forme de réconciliation sur l’oreiller. Ce qui frappe, indirectement, c’est l’exclusivité de cette relation qui n’existe que par et pour elle-même et fait disparaître le monde autour d’elle. Cant Stand Me Now rappelle, à certains égards, Hand In Glove des Smiths mais c’en est une prolongation finalement plus intéressante car elle est postérieuse à la fusion amoureuse des débuts et rend compte d’un état détérioré qui est plus complexe et indécis. L’intensité et l’amour sont faciles à ressentir mais s’y ajoutent le ressentiment et la culpabilité qui enrichissent le spectre émotionnel.
I know you lie
All you do is make me cry
All these words they ain’t true
I can’t take me anywhere
I can take you anywhere
You can’t take me anywhere
I will take you anywhere
I’ll take you anywhere you want to go
But oh, you can’t stand me, no, you can’t stand me now
You can’t stand me, no, you can’t stand me now
You can’t stand me, no, you can’t stand me now
You can’t stand me, no, you can’t stand me now
Le morceau est parfait dans l’équilibre de ces expressions contraires, dans le léger accent populaire qui colore la voix de Doherty, dans la réponse straight de Barat. Cant Stand Me Now décline le rapport amoureux sous ses différents aspects : un lien d’égalité mais aussi un lien de domination. Barat est le père qui gronde et la mère aimante. Doherty le vilain petit canard et l’enfant qui s’excuse mais reste bravache. Les deux hommes sonnent comme si Oscar Wilde avait choisi de mettre en chanson sa correspondance avec cette petite peste de Bosie (son amant Albert Douglas).
La chanson est évidemment sublimée sur scène. La campagne de promotion qui lance l’album éponyme, The Libertines, est faite sans Doherty qui est temporairement exclu du groupe. Alors que le titre avait été composé à quatre mains et deux voix (on met de côté pour la légende l’apport non tracé de Mark Keds, présent durant l’écriture à Paris, et troisième larron du groupe Senseless Things, lui aussi crédité) lors d’une retraite parisienne proposée par Barat à Doherty avant l’entrée en studio, Barat se retrouve à chanter tout seul, ce qui ne manque pas de déséquilibrer l’ensemble. De retour dans le groupe, Doherty est tellement bouleversé par le chant de Barat sur la scène de la Brixton Academy qu’il pense que son collègue ne l’aime plus POUR DE BON et pense vraiment tout ce qui est écrit. Regard plongé dans celui de son ami, Doherty perd les pédales, fracasse les amplis et quitte la scène. Il reviendra peu après avec une version légèrement altérée du texte en acoustique où il ajoute :
« I’ve read every review/they all prefer you. »
Doherty est-il en train de devenir jaloux de Barat ? Ne pense-t-il pas que celui-ci est en train progressivement de lui voler sa chanson et de lui voler son groupe ? Les versions de Cant Stand Me Now les plus belles ne surviendront qu’en 2015, lors de la reformation du groupe. Le titre repose alors sur une relation théâtralisée et en partie surjouée où les deux trublions mettent clairement en scène les soubresauts de leur amitié comme étant le moteur de la dynamique musicale qui les réunit. Et cela marche. C’est dans ce coude à coude mi-artistique, mi-sexuel, mi-pugilistique (oui, ça fait trois moitiés), vibrant et postillonnant, que Cant Stand Me Now donne sa pleine mesure et révèle toute sa puissance trouble. Le morceau est sans hésitation la plus belle pièce du canon des Libertines qui en comporte tout de même une grosse demie douzaine.
La suite est évidemment une vaste blague, ou une descente aux enfers. Les Babyshambles ont leurs bons moments et leurs fulgurances (on reviendra peut-être un jour sur Fuck Forever et Killamangiro). Dirty Pretty Things est un groupe pour rien. Comme dans toutes ces histoires là et elles sont nombreuses, Doherty et Barat ne feront plus jamais rien de bien après ça. Ils seront toujours à courir après l’instant passé et disparu. Le rock est une tragédie. On peut la reproduire et la répéter comme une pièce de théâtre mais il y aura toujours un océan entre l’original et sa réplique. Ce qui est foutu est foutu. Cant Stand Me Now est la preuve que la première prise est toujours la meilleure. C’est la loi du punk et elle vaut celle de la jungle.