Terrifiant et en même temps une image parfaite du brouillard qui a envahi l’Europe et le Royaume-Uni au lendemain du référendum sur la sortie de l’Angleterre et de ses provinces/pays associées de l’Union Européenne. Stephen Jones nous avait habitués, après la première élection de Barack Obama notamment, à composer des chansons « à chaud », quelques heures ou quelques jours après d’importants événements. La chose est assez singulière pour être soulignée : c’est tout simplement une nouvelle façon de produire de la musique qui renoue avec une ancienne tradition, disparue il y a quasiment cent ans où des chansonniers mettaient en scène les principaux épisodes de l’actualité de l’époque. Stephen Jones a écrit sur Jimmy Saville, Chuck Norris, sur Tony Blair, sur l’Afghanistan. Il a composé sur Britney Spears et sur à peu près tout ce qui a pu tomber sous sa main/son piano ces dernières années : il était donc naturel qu’il s’intéresse à l’événement majeur intervenu sous ses fenêtres.
Cela donne un nouvel alias, éphémère on l’imagine, The End of Europe, et un album éponyme composé de 12 titres, enregistré, mixé et mis en ligne deux jours seulement après que « Great Britain decided to leave Europe », comme il l’écrit assez simplement. Avec cette vitesse d’exécution, on pourrait s’attendre à ce que l’album soit une sombre merde opportuniste mais, comme à chaque fois, il n’en est rien. L’homme compose vite et toujours juste. The End of Europe est principalement instrumental, composé au piano et au synthétiseur. Il constitue donc une sorte de bande son électronique du phénomène en cours. Ce qui frappe ici avant tout, c’est l’à propos du musicien qui habille la nébuleuse Brexit pour l’hiver. Du magnifique The Dreamstealers (les voleurs de rêve, en français) où on l’entend murmurer à l’arrière-plan « Wake up… if you wake up…. », comme si tout ceci ne relevait que d’un cauchemar éveillé, au terrible Building A Wall où il brode une séquence électronique autour du sample horripilant d’un enfant réfugié (un roumain, un libyen ?). La voix du gamin se détache très en avant dans le mix répétant de manière incessante sa demande insupportable dans son sabir incompréhensible, si bien qu’on en finit par le détester et souhaiter sa mort. En quatre minutes et trente secondes, The End of Europe réussit à résumer avec aisance les sentiments ambigus qui nous animent face à cette immigration de masse, le mélange de compassion surjouée, de vraie émotion et d’agacement peureux. L’album dépeint l’Angleterre traquée et acculée à l’isolationnisme à partir de quelques séquences choc comme sur European Dogs où la montée électro est ponctuée d’aboiements sécuritaires.
L’album prend une dimension supérieure quand Stephen Jones, comme il en a déjà joué avec bonheur sur ces dernières productions, construit les titres autour de samples de personnalités. Trois titres surnagent ici intitulés respectivement Farage, Oswald Mosley et Sunshine In The City (jazz racist mix) qui mettent en musique des discours racistes prononcés respectivement par le leader du mouvement UKIP, le fondateur du fascisme anglais et divers dirigeants de partis nationalistes britanniques. Dans les trois cas, par-delà les propos eux-mêmes et ce qu’ils signifient, la mise en musique, par sa manière de souligner ce qui compte, de découper, de séquencer, de surligner, crée des effets de sidération qui relèvent de la poésie expérimentale et du rock engagé. Les 7 minutes et trente secondes d’Oswald Mosley constituent de toute évidence le morceau de bravoure de cet album. La voix, passée comme ces voix venues des années 30, est présentée avec simplicité, à peine relevée par de discrets effets d’échos. La boîte à rythme et le piano en renforcent le caractère martial et lui opposent (c’est la fonction du piano principalement) la tristesse et l’affliction de l’auditeur. « We do not lose our national caracter. » répète Moseley, tandis qu’on entend à l’arrière-plan le grondement d’une foule, des bruits de bottes et de guerre civile. Le travail sur la langue est magnifique et nous tient en haleine, comme en apesanteur, tout au long du morceau. L’horizon s’éclaircit à quelques reprises (le beau Trumpler ou le magnifique No Visa à l’élégance surnaturelle), laissant augurer d’une inflexion du sens de l’Histoire vers toujours plus de violence et de drame.
The End of Europe est un album intelligent, engagé dans son époque et d’une actualité brûlante. Il se présente comme une séquence musicale exigeante, dont le rythme, les mélodies, les sons sont calés rigoureusement sur le rythme brisé, heurté et tumultueux de l’Histoire. La tonalité est sombre et l’humeur en berne, mais on y retrouve l’humour, la spiritualité et le délicieux équilibre qui ont fait et feront toujours le charme britannique. En cette période troublée, écouter The End of Europe est la meilleure façon qui nous soit donnée de nous sentir anglais.
02. The Dreamstealers
03. Building A Wall
04. European Dogs
05. No Visa
06. Oswald Mosley
07. Trumpler
08. Eurodivision
09. Sunshine in the city – jazz racist mix
10. Building The Wall
11. No Visa – Paco Bell Mix
12. Sunshine In The City circa 1936 – scaremonger mix