Successeur du somptueux Everything’s Getting Older, élu meilleur album écossais de l’année en 2011, le nouveau disque du désormais duo composé de l’ancien Arab Strap Aidan Moffat et du pianiste jazz Bill Wells prolonge de façon magistrale une expérience qu’on aurait jurée unique. C’était sans compter bien sûr sur le succès du premier album et sans doute la volonté de Moffat et de Wells d’aller y voir un peu plus loin que ce qui avait pu sembler en 2011 une association un brin académique et pleine de révérence réciproque. Le premier album avait vaincu sur l’effet de surprise (la beauté et la lisibilité des arrangements) et la qualité remarquable des chansons (The Copper Cop est encore dans tous les esprits). Le deuxième album convainc sur son ambition et son immense liberté. Chacun des protagonistes sort de sa zone de confort pour donner sa pleine mesure, livrant un ensemble qui reste follement séduisant mais qui fait un peu plus qu’aligner des morceaux classiques en formation piano-voix.
Moffat flatte sa veine sentimentale (celle qui lui faisait reprendre du ACDC sur scène) et choisit de se priver de ses sources d’inspiration habituelles pour se concentrer sur l’émotion (la famille, le domicile, le cocon). Aucune trace de biture ou de jambes écartées, quelques tromperies mineures et départs difficiles (le fabuleux The Eleven Year Glitch) : Moffat est à des kilomètres de son fonds de commerce. L’homme fait illustrer l’album, dont le titre est emprunté à un slogan d’IKEA, par son gamin de sept ans et livre ici une série de chansons matures qui causent de la ville, d’amour, de chaleur urbaine et de la vie de tous les jours. Les crises sont repoussées à l’arrière-plan et donnent lieu à des dérives naturalistes, parfois désabusées, mais toujours dignes et inspirées. Lui qui avait pris l’habitude de disséquer le couple au scalpel se pose en peintre réaliste, multipliant les angles et les personnages à la James Joyce. Dans la lignée de son premier album solo, Moffat aboutit à des textes somptueux qu’il chante à la quasi perfection (avec ses moyens – barytons et monocordes) comme sur l’inaugural et hypnotique On The Motorway ou le hanté This Dark Desire, dont la beauté crépusculaire est soulignée de traits de trompette. Wells que d’aucuns avaient pu trouver timoré sur leur première collaboration est ici à son meilleur : expérimental et libre comme le vent. L’homme a ramené au projet une fine équipe composée d’un saxophoniste, John Burgess, d’un trompettiste, Robert Henderson, et de quelques amis à cordes. C’est cet ensemble élargi qui permet au disque de passer de chansons façon « grand hôtel, un soir » (The Tangle of Us, beau et fébrile) à des escapades plus aventureuses à base de free jazz (l’ébouriffant Lock Up Your Lambs), lounge ou bossa (Any Other Mirror) sans vraiment perdre en cohérence, ni jamais céder au pompeux ou à l’emmerdant. A aucun moment, le duo ne verse dans la complaisance ou dans la volonté de faire sérieux. La magie fonctionne au point qu’on se prend souvent à rêver à une nuit d’errance dans un Glasgow en larmes, à glisser sur les trottoirs et dévisager les passants.
Plus que l’affirmation de ces deux composantes, c’est au final l’alchimie entre les deux hommes qui frappe et accouche d’un album plus fascinant que réellement séduisant à l’oreille. Moffat sublime son spoken word si particulier en contaminant de temps à autre le mélodisme de Wells par des injections de boîtes à rythme et de synth pop. Cela donne notamment la grande chanson de cet album : The Unseen Man. On se croirait d’abord chez Arab Strap. On y est d’ailleurs jusqu’à ce que les cordes jaillissent avec les sirènes de police. C’est d’une élégance difficile à soutenir : « The fridge is empty, the cupboard is bare, your bed is cold – but fuck it, there s always another promise to break, tomorrow and always another night to forget, and Hell Mend ye but God lives a triers ! So let us pray.” Moffat est le chantre d’une vie où l’homme commet des erreurs, se retrouve minable au petit matin et redresse la tête. Il n’a pas vraiment d’équivalent, depuis la retraite de Shane Mac Gowan, pour décrire cette capacité qui fonde notre humanité d’être sublime dans la misère et grand dans la petitesse. On pourrait gloser sur le « tempérament écossais » qui transparaît ici, sur la grandeur de cette poésie traditionnelle et la modestie « tête droite » de l’ensemble. Ce serait sans doute céder au cliché. On préfère reprendre en chœur Street Pastor Colloquy, 3 am, le hit uptempo du lot et l’autre grande affaire ici. C’est une chanson qui remet le cœur debout et donne une pêche d’enfer. Il y a un saxo années 80 qui répare et des chœurs qui donnent goût à la vie. Moffat fait son crooner de comptoir à l’écossaise, accouchant enfin de ce qu’il est, une sorte de Sinatra contrarié et barbu, gros bras et grand cœur, échoué au cœur de la nuit avec sa mélancolie et ses rêves.
The Most Important Place In The World porte assez bien son nom. On peut se lover là et oublier l’espace d’une nuit perdue tout ce qui est moche et pendouille autour de nous. On peut s’abandonner et ouvrir les bras, fermer les yeux et faire semblant d’aimer. On peut se réjouir comme le chante Moffat sur le We’re Still Here qui referme l’album magnifiquement d’être encore en vie pour entendre ça. Il y a du Brel chez cet homme, du Brel vacillant et chevaleresque, du Brel romantique et fracassé. Du Brel au whisky.